« Le mérite est une construction sociale » : entretien avec la sociologue Marie Duru-Bellat 

Ce mardi 19 mars, une partie des fonctionnaires a investi les rues de Bordeaux. Ils et elles dénoncent leurs niveaux de revenus et l’annonce d’Emmanuel Macron de la mise en place d’une « rémunération au mérite » dans un contexte d’inflation.

Présentée en novembre dernier, la réforme de la fonction publique portée par le ministre Stanislas Guérini ne sera finalement étudiée qu’à l’automne prochain. Un laps de temps supplémentaire pour le gouvernement, qui devra composer avec les revendications des fonctionnaires en grève ce mardi. Ils et elles déplorent une perte de revenus et une dégradation de leur niveau de vie. Une composante que le Président de la République espère pouvoir pallier grâce à un avancement de la rémunération basé sur « le mérite ». Une notion aux contours flous que Marie Duru-Bellat, professeur émérite de sociologie à SciencesPo, spécialiste des inégalités, nous décrypte.

Comment définiriez-vous le mérite ? 

Marie Duru-Bellat : Je n’ai pas de définition personnelle du mérite pour la simple et bonne raison qu’il résulte d’une construction sociale. Il peut être résumé comme étant le total des comportements que la société a choisi de récompenser, de valoriser. Ils diffèrent selon les milieux. À l’école, ce sont les performances intellectuelles qui priment tandis que le monde du travail favorise certains comportements spécifiques comme l’assiduité ou l’énergie fournie par le salarié dans son travail. 

Est-ce un critère suffisamment objectif pour entendre fonder une rémunération ? 

M D.B : Il y a déjà, dans les rémunérations, une part de mérite. Mais, on tient compte jusqu’à présent essentiellement du mérite scolaire. La plupart du temps, on recrute les gens sur la base de leur diplôme. C’est une définition du mérite que l’on peut tout à fait discuter par ailleurs. Quand le sociologue François Dubet demandait à des employés s’ils considéraient être rémunérés de manière juste, ceux qui répondaient négativement mettaient en avant le fait qu’on ne reconnaissait pas leurs efforts. Ils ont l’impression que leur mérite n’est pas reconnu. Dans notre société, on donne beaucoup d’importance au mérite scolaire au point de considérer les travailleurs non diplômés, souvent précaires, comme étant sans mérite. Alors qu’il y a un mérite ! 

Il ne faudrait pas non plus que ce critère de rémunération liée au mérite évacue les droits garantis à chacun. On a besoin du mérite pour se motiver. C’est ce que l’on apprend à ses enfants en disant « si tu travailles bien, tu seras récompensé”.  Mais on ne doit pas aller jusqu’à dire que celui qui n’a pas de mérite, d’après les critères sociaux actuels, n’a plus aucun droit. Dans le cas de figure de l’annonce du gouvernement, il faut parvenir à trouver un équilibre entre les droits garantis à tous les individus et la part des efforts fournis par chacun.

Quelles sont les potentielles limites de cette notion ? 

M D.B : Je pense que personne n’ira jusqu’à aligner complètement les rémunérations au mérite. Mais il existe déjà des primes qui le prennent en compte (les primes au mérite de la fonction publique, ndlr). L’important, c’est de garantir le statut des personnes qui ont tel ou tel emploi et seulement après, voir si on en donne en plus à certains. Le problème du mérite, c’est qu’on en fait quelque chose d’individuel. Alors qu’en réalité, c’est une notion collective. C’est une équipe d’enseignants ou de travailleurs qui va se mobiliser davantage pour avoir de meilleures performances. Il faut donc réussir à trouver un équilibre entre le mérite individuel et le mérite collectif. Je pense que personne n’irait jusqu’à dire que le mérite n’a aucune importance. Les gens ont bien conscience qu’il existe différents types d’investissements individuels dans le travail.

Comment peut-on s’assurer que le mérite reste un critère pertinent ? 

M D.B: Le mérite est un jugement social. Ce n’est pas comme le thermomètre qui mesure avec fiabilité la température. Il y a forcément des biais. La grosse question que pose cette annonce gouvernementale, c’est qui est capable de mesurer le mérite et sur quels critères faut-il se baser ? Pour le mesurer au mieux, ou du moins le moins mal, il faut définir une variété suffisante d’indicateurs pour imiter l’arbitraire. C’est comme l’adage pour la mesure de l’intelligence : « Peu importe les tests, pourvu qu’ils soient nombreux ». Il est aussi important que les syndicats professionnels et les milieux patronaux qui vont discuter des critères de fondation du mérite, soient représentatifs de la population des salariés.

Dans notre société, on donne beaucoup d’importance au mérite scolaire. Il y a de plus en plus de personnes diplômées et on multiplie les validations de formations permanentes des salariés. Mais on peut tout à fait remettre en question ce modèle. Je ne pense pas que si les diplômes perdaient un peu de poids par rapport à d’autres critères personnels, ce serait à déplorer pour autant. Est-ce que les diplômes sont un modèle de justice ? Je ne le pense pas. Au contraire, il serait intéressant de mettre à plat d’autres critères. 

Propos recueillis par Marius Caillaud

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