Soins à domicile pour les sans-domicile

Alors que les personnes sans domicile sont davantage susceptibles de présenter des problèmes de santé, elles sont généralement isolées des structures de soin.  À  Bordeaux, le rôle des soignant·es se rendant sur leur lieu de vie est donc primordial, mais reste limité. 

« Je me suis fait agressé la semaine dernière, et c’était purement gratuit. C’est le genre de choses complètement disproportionnées qui se passe ici et qui peuvent nous causer des problèmes de santé ». « Ici », c’est la rue. Jo l’a quittée en 2012, après l’avoir côtoyé près de sept ans. Au pied de la grosse cloche au cœur de Bordeaux, il rend visite à ses anciens camarades, qui eux, dorment toujours dehors.

Tom, l’un d’entre eux, confie : « A la rue, les blessures peuvent peut-être arriver plus facilement qu’aux autres. Mais bon, les autres ont des accidents domestiques ! »

Laura Clavé est infirmière et bénévole au Collectif de Secours et Orientation de Rue (CSOR), une association qui effectue une fois par semaine des maraudes de soin à Bordeaux. « Notre mission consiste à appliquer des pansements, à effectuer des gestes de premiers secours, à mettre les personnes ivres ou inconscientes en sécurité… c’est de la bobologie, mais pas que ! C’est aussi beaucoup de patience, de liens qui se forment, et des échanges », raconte la trentenaire. 

Des instances médicales inadaptées 

Pour Jo, « chacun est différent, mais dans la rue, certains ne font plus d’efforts et se laissent complètement aller. C’est un véritable abandon de soi-même. Dans ce cas, si la personne cède aux soins, c’est qu’elle est vraiment, vraiment mal. » Les maraudes sont d’autant plus nécessaires, car elles permettent de repérer ces personnes isolées.

« Il y a beaucoup de ressources à Bordeaux comparé à d’autres villes, réplique Tom. On est bien pris en charge ! Mais il y en a aussi qui ont peur des hôpitaux par exemple. Moi, si j’ai un problème, je vais y aller. Par contre, si c’est un truc un peu léger, je peux me démerder tout seul ! »

Laura le confirme : le fait de se rendre dans un hôpital ou chez un médecin est loin d’être un réflexe pour les personnes sans domicile. « Déjà, il y a un manque de confiance dans les structures de l’Etat et l’administration en général, déclare-t-elle. Beaucoup ne veulent plus rentrer dans le système de peur d’être à nouveau déçus. Il y a aussi la peur d’être jugé ! ». Pour y remédier, il existe des structures au sein des hôpitaux qui s’adressent spécifiquement aux personnes précaires ou sans-papiers : les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS). Mais s’y rendre n’est pas toujours évident, notamment pour des raisons plus logistiques : le temps passé à se faire soigner, c’est du temps de manche en moins, et donc de l’argent en moins. Enfin, il y a la question des animaux de compagnie, très importante pour de nombreuses personnes. Que faire du chien ? La question se pose pour Jo et ses amis, aux pieds desquels cinq chiens somnolent. « Tu peux trouver quelqu’un qui les garde, propose-t-il. Mais quand t’en a trois, c’est plus compliqué ». D’après le rapport 2022 du Collectif Les morts de la rue (CMDR), la non-priorisation de la santé, compte tenu des besoins primaires non-satisfaits, comme se nourrir, se laver ou s’habiller, peuvent aussi conduire à cette  « auto-exclusion forcée ». D’autant plus que souvent, les personnes ne reconnaissent pas leurs troubles mentaux, ils nient donc leur pathologie et renoncent à demander de l’aide.

N’importe qui peut intégrer l’équipe bénévole, grâce aux formations internes. © Jean-Michel Becognee

Des réticences réciproques

Lors de ses premières maraudes, Laura a pu observer des réticences de la part des personnes prises en charge. « Il pouvait y avoir de la méfiance, se souvient-elle. Ces personnes ne sont pas habituées à ce qu’on les questionne sur leur santé. Maintenant, ça va mieux, elles nous font confiance. Mais parfois, elles ne veulent pas parler. Dans ce cas, on n’insiste pas, même si on voit qu’elles ont une plaie. Le but n’est pas qu’elles se braquent, mais qu’elles sachent qu’elles ont le choix, et qu’on est là. Quand une personne dort sous une couverture, on se contente de vérifier qu’elle respire, sans la réveiller. Et parfois, ce sont les personnes elles-mêmes qui viennent spontanément nous voir. » Il faut dire qu’avec leurs chasubles reconnaissables et leurs « sacs à dos bien lourds », les équipes bénévoles, composées de personnel soignants et de secouristes, sont bien visibles. Elles sont connues par bon nombre de personnes sans domicile, mais certains, notamment qui ne parlent pas français, n’ont pas connaissance de leur existence.

 À  l’inverse, des préjugés conscients ou non peuvent pousser le personnel soignant à différencier leur accompagnement et leur prescription en fonction des personnes. « On prend en charge n’importe qui, mais avec plus ou moins de réticence », tempère Laura. D’après le CMDR, une partie du personnel soignant est convaincue de l’échec des soins, et ne va donc pas les proposer. Le rapport met également en cause le manque de formation sur ce public.

Des problèmes de santé récurrents 

Les associations ne sont donc pas en capacité de régler seules tous les problèmes de santé. Si Jo se porte plutôt bien aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas. « A la rue, je me shootais et je buvais, se rappelle-t-il en fumant sa cigarette. Il n’y avait pas de lendemain, je ne me projetais pas. » D’un air presque fier, il soulève la manche de sa veste noire. Le tissu laisse place à plusieurs cicatrices rouge et violet. « J’en ai là, là, et là, s’exclame-t-il en désignant à chaque fois une autre partie de son corps. Et même aux pieds ! » L’ancien addict n’était pas un cas particulier : d’après le rapport annuel du CMDR, près de 30 % des personnes « sans chez-soi » présentent une dépendance ou une consommation régulière à des substances psychoactives. 

La santé mentale des personnes à la rue est également plus dégradée que celle de la population générale : près d’un tiers des personnes en rue présentaient un trouble psychiatrique sévère contre 4 % dans la population générale. 

Le CMDR souligne les liens de causalité entre l’absence de logement et une santé dégradée, et ainsi, une mortalité précoce. L’espérance de vie des personnes “sans chez soi” est de 49 ans, contre 80 en population générale. En 2022, on estime que 32 % des personnes décédées sur l’ensemble du territoire recensées présentaient un problème de santé, et parmi les décès, 21 % étaient liés directement à des pathologies, psychiques ou somatiques.

« Tout cela, c’est un travail de longue haleine, pour tout le monde, affirme Laura. On fait ce qu’on peut, malgré le manque de bénévoles et celui de places d’hébergement. Il y a tout de même des petites victoires : lorsqu’une personne annonce être allée se soigner suite à notre aide, ça nous fait vraiment plaisir ».

Patti Delaspre et Agathe Di Lenardo

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