1129. C’est le nombre de médecins hospitaliers qui ont annoncé le 14 janvier vouloir démissionner de leurs fonctions. Ils n’abandonnent pas leur rôle de soignant, mais toutes les tâches administratives qui leur incombent. Ces démissions n’ont donc pas de conséquences directes sur les patients, mais elles risquent d’aggraver la situation dans les hôpitaux publics.
Un constat national
Dans une lettre adressée à Agnès Buzyn, publiée le 13 janvier dans Libération, le Collectif inter-hôpitaux (CIH) dénonce l’insuffisance du plan d’urgence de novembre et réclame une réforme de l’hôpital. Mode d’action « symbolique » et « sans précédent ». Chefs de service, responsables d’unités fonctionnelles et responsables de pôles ont indiqué leur volonté de démissionner de leurs fonctions administratives, si des négociations ne sont pas engagées avant le 14 janvier. Menace qu’ils ont donc mis à exécution hier.
Une action menée par le CIH et saluée par la profession
Constitué en septembre 2019 pour étendre le mouvement de grève aux urgences entamé mi-mars, le CIH espère obtenir de « réelles » négociations budgétaires et une revalorisation des salaires. « L’hôpital doit être réformé, mais il n’y a pas de grande réforme possible sans moyens », assure le communiqué. Le collectif demande 600 millions d’euros supplémentaires pour les hôpitaux en 2020, ainsi qu’une « révision profonde » de leur gouvernance et de leur mode de financement. « La dégradation des conditions de travail des professionnels est telle qu’elle remet en cause la qualité des soins et menace la sécurité des patients ».
Une action saluée le jour même par 5000 professionnels de santé. Ils apportent leur soutien aux signataires de la lettre ouverte au gouvernement et partagent leurs revendications. « Les médecins démissionnaires ne demandent rien pour eux. Ils continuent à soigner. La population doit répondre à leur appel. Leur cri d’alerte doit être entendu par le gouvernement», expliquent-ils dans une tribune.
Un bilan local
À Bordeaux, les médecins tirent la sonnette d’alarme. C’est le cas d’Olivier Brissaud, pédiatre et responsable médical de l’unité de réanimations néonatales et pédiatriques du CHU de Bordeaux. Médecin depuis 2002 et chef de service depuis 2006, il fait partie de la vingtaine de démissionnaires bordelais.
« Nous allons démissionner si nous ne sommes pas écoutés »
Olivier Brissaud, ni les autres médecins, n’ont encore démissionné de leurs activités administratives. « Il y a une dead line autour du 26 janvier. Une réunion devrait avoir lieu avec l’ensemble des CIH nationaux. L’occasion, si les négociations avec le gouvernement échouent, d’adresser une démission collective à nos directeurs ». Une menace qu’il entend bien mettre à exécution. « Nous sommes insatisfaits des réponses annoncées en novembre par la ministre de la Santé. En tant que responsables d’unité et acteurs du terrain, nous refusons de cautionner la politique imposée par le gouvernement à travers notre activité administrative ». Démissionner collectivement est selon lui un moyen de « faire pression sur le gouvernement et le ministère de tutelle ».
Des revendications au plus près des réalités du terrain
Le gouvernement d’Edouard Philippe a annoncé en novembre 2019 une augmentation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) hospitalier pour 2020. Une prévision des dépenses à 2,4 % contre 2,1% initialement prévue. Bien loin des 4% réclamés par le CIH. « On commence l’année avec une correction de moitié. On ne peut pas compenser la dette si on la creuse chaque année. C’est le nerf de la guerre » , explique Olivier Brissaud.
Or la réévaluation du budget permettrait, selon lui, d’améliorer les conditions de travail. « Si l’on ré-insuffle des moyens, on peut embaucher, on peut revaloriser le salaire des paramédicaux. Aujourd’hui, une infirmière qui rentre à l’hôpital gagne 1500 euros net par mois. Lorsqu’elle travaille de nuit, de 22h à 6h, elle a une valorisation d’à peine 10 euros par nuit. On marche à côté de nos pompes ».
Mais bien plus qu’une amélioration budgétaire, c’est le modèle de financement de l’hôpital dans son entièreté qui doit être repensé. « L’hôpital public n’est pas une industrie. Demain, avec la politique de santé du gouvernement, on risque de dire qu’il y a des patients qui coûtent et d’autres qui rapportent. Mais l’hôpital est là pour s’occuper de tout le monde, y compris de ceux qui ne seraient pas rentables économiquement ».
Des choix stratégiques dans lesquels les soignants aimeraient être plus impliqués. « En tant qu’acteurs du terrain local, nous aimerions être co-décideurs. Nous voulons réduire le hiatus entre l’administratif et les soignants sur le terrain. Nous pouvons prendre des décisions ensemble ».
Des conséquences immédiates
Les chefs de service et responsables d’unité sont amenés, sur leur temps de travail, à effectuer des tâches administratives. Une semaine classique pour Olivier Brissaud représente entre 70 et 80 heures de travail au CHU de Bordeaux. La moitié de son temps est dédié à son travail universitaire, puisqu’il est professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH). L’autre moitié est consacrée à son rôle de médecin, décomposée en deux parties. Environ 65 % pour le travail hospitalier et 35 % pour le travail administratif.
Un temps de travail administratif conséquent, qui ne fait que croitre
« Depuis 2006, on nous demande de faire de plus en plus de choses. Je ne sais pas si c’est un cercle vicieux ou vertueux. Plus on fait, plus on est actif. Et plus on est actif, plus on vous demande de faire des nouvelles choses ». Cette activité comprend l’ensemble des réunions organisationnelles, les rapports de gestion, le comptage du temps de travail, le management des services…
Concrètement, les chefs de service et responsables d’unité sont les interlocuteurs médicaux entre l’administration et l’équipe de service (infirmières, médecins, étudiants…). « On pré-mâche tout un travail pour l’administration ». Leur rôle est de faire remonter les conclusions du terrain, en co-pilotage, et d’écrire un compte-rendu sur différents projets, afin de les soumettre à l’administration, qui doit arbitrer.
« Nous refusons de cautionner à travers notre activité administrative la politique imposée par le gouvernement »
Puisque leur parole n’est pas entendue au niveau national, les conditions de travail ne changent pas non plus au niveau local. « Si nous n’avons plus de poids local, pourquoi s’évertuer à faire des réunions administratives ? ». Une démission qu’Olivier Brissaud donnerait à contre-coeur. « C’est un poste que j’occupe par choix. Je ne suis pas payé plus. Démissionner représenterait un échec de la politique de santé et de communication. Mais vu que je ne cautionne plus, je m’en vais ». D’autant plus qu’en quittant ses fonctions administratives, Olivier Brissaud pourra consacrer davantage de temps à son travail hospitalier. « C’est plus un geste de solidarité qu’un abandon de poste ».
Le flou post-démission
Si démissions il y a, l’administration sera chargée de trouver des remplaçants. Mais Olivier Brissaud l’assure, il ira jusqu’au bout de son action. « Nous les laisserons se débrouiller. Même si nous ne sommes pas en conflit avec l’administration locale, il y a un message national à faire passer. Mais l’impact local sera conséquent ». Une situation difficile qui est aussi vécue par la direction, qui ne dispose pas d’un budget nécessaire. « Il y a un sentiment d’impuissance partagé. Ils n’ont pas d’argent, ils redistribuent ce qu’on leur donne ».
Un flou demeure quant à sa succession. Une instabilité qui rend son équipe anxieuse. « On m’interroge tous les jours pour savoir comment ça va se passer si je démissionne. Moi je ne suis pas anxieux. Je suis déterminé à aller jusqu’au bout, même si je le fais dans la douleur. Ces démissions collectives, si elles sont effectives, seront solidaires ».
Une solidarité qui est unanime selon lui à Bordeaux. « Il y a beaucoup de médecins non démissionnaires. Mais c’est tout autant respectable. Et ce n’est pas parce qu’ils ne démissionnent pas qu’ils ne soutiennent pas. Tout le monde n’a pas la même liberté de parole. En tant que chefs d’unité, nous pouvons faire passer des messages qui ne sont pas toujours audibles ».
Olivier Brissaud espère que la ministre de la santé comprendra leur geste, qui n’est en rien une « crise d’hystérie de quelques médecins hospitalo-universitaires » mais plutôt un message collectif et solidaire en soutien à l’hôpital public.