Les délais pour porter plainte devraient bientôt être doublés. Une victoire pour les victimes ? Pas si sûr. Pour certains acteurs judiciaires, cette réforme pourrait être contre-productive.
Le doublement du délai de prescription pour les crimes et les délits est en bonne voie. La proposition de loi, portée par Alain Tourret (PRG) et Georges Fenech (LR) a été adoptée à l’unanimité par les députés le 10 mars dernier. Ne reste plus qu’un passage au Sénat, qui devrait confirmer la position de l’Assemblée.
A quels changements faut-il s’attendre ? Pour les délits, il sera possible de porter plainte jusqu’à six ans après les faits, contre trois actuellement. Et pour les crimes, le délai passe de 10 à 20 ans. Pour Ivan Guitz, vice-président du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, cette mesure risque de créer un faux espoir chez les victimes : « Quand le procès est tardif, il y a un très fort taux d’acquittement et de relaxe. Ce qui est terrible pour les victimes ». En effet, les preuves s’amenuisent à mesure que le temps passe. « Quand on dénonce des faits vingt ans plus tard, avec des témoins morts ou disparus, l’enquête ne prospère pas. Il y a un principe de réalité à prendre en compte », explique Olivier Janson, secrétaire général adjoint de l’Union Syndicale des Magistrats. Un constat partagé par le Syndicat de la Magistrature, pour qui « ce dramatique glissement de terrain nie le sens même de la prescription ». « Entre dépérissement des preuves, fragilité du récit des plaignants affectés dans leur cohérence par le temps et l’incapacité du mis en cause à se défendre, le droit au procès équitable vacille », assure le syndicat dans un communiqué.
Ivan Guitz reconnaît cependant l’utilité de ce doublement du délai de prescription dans certains cas, comme les agressions sexuelles sur majeurs. La plainte est souvent tardive, surtout quand l’agression vient d’un proche. « Mais est-ce qu’on aura encore des preuves six ans plus tard ? », s’interroge le magistrat. « La parole de la victime ne suffit pas, malgré toute la place qu’on lui donne. Elle portera plainte en croyant obtenir réparation et repartira déçue… C’est un peu surréaliste comme situation : on attend des années pour porter plainte contre un délit ».
« Quand le procès est tardif, il y a un très fort taux d’acquittement et de relaxe », Ivan Guitz, vice-président du TGI de Bordeaux
Alors pourquoi une telle réforme ? « Il est vrai que nous avons un délai de prescription des plus courts en Europe, et la société est attachée à la réponse pénale », analyse M. Janson. Mais, selon lui, cette réponse est « illusoire ». D’autant qu’il existe déjà de nombreuses exceptions au délai de prescription. Les viols sur mineurs, par exemple, peuvent être poursuivis jusqu’à 20 ans après la majorité de la victime. Pour un viol commis à 15 ans par exemple, celle ci pourra porter plainte jusqu’à ses 38 ans. Quant aux délits financiers, le délai de trois ans ne s’applique quasiment jamais. La jurisprudence permet en effet de faire démarrer le délai à partir de la découverte des faits. « La plupart des grandes affaires financières de ces vingt dernières années, comme le cas Jérôme Kerviel, n’auraient pas eu lieu sans cette dérogation. Souvent, il faut attendre un changement de majorité pour les affaires liées à la politique. Ou un changement de patron dans les grandes entreprises, pour que les délits économiques soient révélés », explique-t-il.
Finalement, cette volonté de simplification ne fait que complexifier le droit. « On avait la possibilité de clarifier le régime des prescriptions pour les victimes, et on ne l’a pas saisie », regrette Alain Reynal. « On aurait mieux fait de lister toutes les exceptions et de choisir un délai de prescription commun. Quitte à les allonger, ce n’est pas le problème, mais il faut faire le ménage dans ces dérogations ! ».
L’ADN miracle ?
Les parlementaires sont aussi partis du principe que si la science fait des progrès, notamment en matière de génétique, il faut permettre de faire des enquêtes plus longtemps après les faits. « C’est tout à fait juste, admet Ivan Guitz, mais en réalité cela concerne très peu d’affaires ». « L’ADN ne fait pas tout. Si on vous demande quinze ans plus tard ce que votre ADN fait sur un t-shirt retrouvé dans tel endroit, vous n’allez pas vous en souvenir. Alors qu’avec des traces fraiches, il est plus facile de s’expliquer », confirme Olivier Janson. Mais certaines affaires profitent tout de même de ces avancées technologiques et nécessitent un délai plus long. Alain Reynal, vice-président du Tribunal de Grande Instance, a élucidé une affaire de viols plus de dix ans après les faits : « L’ex-secrétaire d’une PME a dénoncé son patron, qui l’avait violée. Les faits datent alors de 10-12 ans, mais elle assure qu’il y aurait eu d’autres victimes. On finit par en retrouver une. Traumatisée, elle avait gardé pendant toutes ces années la robe qu’elle portait le jour du viol. Dessus, le sperme du patron, identifié grâce à l’ADN ».
« Il y a un mépris complet de la question des moyens », Olivier Janson, secrétaire général adjoint de l’USM
Alain Reynal pointe cependant un problème : « La technique se développe, mais elle est aussi de plus en plus couteuse ! ». Qui dit enquêtes supplémentaires dit moyens supplémentaires pour la police, puis pour le système judiciaire, afin de traiter les plaintes. Or, « il y a un mépris complet de la question des moyens », souligne Olivier Janson. Selon lui, les parlementaires ont complètement occulté ce problème dans leur proposition de loi. « Le système judiciaire est déjà en état d’embolie : nous avons 8 000 magistrats en France pour gérer une centaine de départements. Pour que ce type de loi soit correctement appliquée et bien accueillie par la profession, il faut des recrutements sur le long terme », assure-t-il. S’il admet que le coût de cette réforme est difficilement quantifiable, Olivier Janson propose d’adapter le budget judiciaire lors du vote de la loi de finances chaque année, en tenant compte des nombreuses lois votées dans leur secteur.
« Sans moyens supplémentaires, on devra gérer les dossiers supplémentaires quand on aura le temps. Avec pour résultat des piles de dossiers qui s’entassent », précise Ivan Guitz. Le magistrat craint même un effet pervers : « Avec un délai de six ans, on va pouvoir laisser trainer les dossiers. Cela risque de créer une justice à deux vitesses. D’un côté, les affaires sensibles traitées rapidement et de l’autre, les vieux machins qu’on laisse trainer ».
Ces délais toujours plus longs posent aussi la question du droit à l’oubli. « Les délais de prescription ont été rallongés à de nombreuses reprises : jusqu’où va-t-on aller ? », s’interroge M. Guitz. « Parfois, cela n’a plus de sens de porter plainte. Le droit à l’oubli a-t-il encore une valeur ? C’est une question qu’on n’ose plus se poser, car c’est indécent vis-à-vis de la victime. Pourtant, la prescription est un facteur de paix sociale », assure l’ex-juge d’application des peines. Selon lui, plutôt que de rallonger les délais, il faut inciter les gens à porter plainte à temps.