Mai 68 tokyoïte : une guérilla urbaine

En 1960 une manifestation éclate contre la reconduction du traité de sécurité nippo-américain. Elle est menée par la Zengakuren, la fédération des associations étudiantes japonaises. Le « mai 68 » japonais a commencé. Il durera près d’une décennie. 

Le gouvernement japonais annonce la reconduction du traité de sécurité nippo-américain. En juin 1960, 3 000 étudiants membres de l’organisation se réunissent et brisent les cordons de police.Ils urinent sur les portes de la Diète, le Parlement japonais, et pénètrent le bâtiment. S’en suivent des affrontements violents avec les forces de l’ordre. Suite à ces évènements, le président américain Dwight D. Eisenhower renonce à sa visite au Japon. Le traité sera signé mais coûtera son poste au Premier ministre Nobusuke Kishi. Un premier succès pour la Zengakuren.

Casqués, masqués et lance de bambou en main, les manifestations japonaises étaient décrites comme « extrêmement violentes ». ©Bruno Barbey

Toru Iwami est étudiant en économie à l’Université de Tokyo en 1967. Il rejoint le mouvement en avril 1968, alors que les manifestations se généralisent. 50 ans après, les souvenirs sont encore douloureux. « Je suis devenu professeur plusieurs années plus tard. J’ai l’impression d’avoir trahi les étudiants. »

Un mai 68 militaire

1968 amorce la fin d’un mouvement d’une décennie. Cette année là, c’est une véritable guérilla urbaine que lance la Zengakuren dans Tokyo. Les étudiants, divisés en Gakuren, en factions, s’opposent désormais aux universités et défient les Etats-Unis. Toru Iwami participe aux boycotts et aux barricades de l’université de Tokyo. « On protestait contre deux choses. En arrière-plan, on manifestait contre la guerre du Vietnam et les Etats-Unis. Ensuite, on s’opposait à l’autorité de l’administration universitaire. » Les étudiants réclament plus d’autonomie et plus d’accessibilité aux études supérieures, mais Toru Iwami voit plus loin, comme beaucoup d’entre eux. « Je n’avais pas d’attente précise. Je pensais que ce mouvement pouvait faire changer la tendance politique du moment. »

Découvrez les lieux des manifestations étudiantes de Tokyo.

En mars, l’aéroport de Narita est pris d’assaut. « La construction devait se faire sur des terres agricoles. Les ouvriers et agriculteurs sur place ont protesté et ont vite été rejoint par les étudiants » raconte Michael Lucken, directeur du centre d’études japonais de l’Inalco. Les affrontements durent des années. La scène est impressionnante. Des tranchées sont creusées par les manifestants. De grandes palissades en bambou protègent « le camp ». Les confrontations sont violentes. Casqués, masqués et armés de lances de bambou, les manifestants affrontent les forces de l’ordre qui doivent s’y prendre à plusieurs reprises pour déloger les militants.

Cette même organisation est retrouvée dans les tous les affrontements entre manifestants et policiers au coeur de Tokyo. Les mouvements sont décrits comme « violents » mais ils sont surtout impressionnants par leur structure ordonnée. « La capacité logistique des Japonais est remarquable. Les charges coordonnées, les files mises en scène… tout cet ordre, ce rituel est spécifique au Japon. » explique Michael Lucken. « Il y avait aussi la ‘snake dance’, une façon de manifester en forme de serpent pour faire face aux policiers » raconte Toru Iwami.

« Une guerre civile est née »

Les manifestations héritent de la structure militaire de la Zengakuren. Calquée sur le Parti communiste japonais (PCJ), elle se divise en trois factions : le Minsei, composé de groupes pro-communistes, en lien avec le PCJ ; le Marugaku, ligue des étudiants marxistes japonais opposé au PCJ et le Sampa Rengo qui préconise la lutte active contre l’impérialisme et la guerre. Dans ce groupe, l’ambition est nationale : ils veulent une révolution dans tout le pays. « Ils voulaient uniquement accroître leur influence politique. La plupart d’entre eux ont rejoint ensuite des groupes politiques extrémistes » confie Toru Iwami.

Petit à petit, le mouvement éclate en une multitude de factions d’étudiants qui s’affrontent entre elles, chacune retranchée dans un bâtiment différent. La violence de certains groupes divisent alors les étudiants. « Une sorte de guerre civile est née entre la police et certains étudiants. Je n’ai pas suivi, je voulais garder mes distances avec ces groupes de manifestants » témoigne Toru Iwami.

Octobre 1968. Une guérilla éclate dans les rues de Tokyo. La violence s’accroît et divise les étudiants. ©Bruno Barbey

L’appui des générations plus âgées s’affaiblit face à une telle violence, tout comme la cohésion qui pouvait exister au début du mouvement. « À la fin, la génération d’au-dessus ne soutenait plus le mouvement. Il était devenu impossible de continuer. » À partir de juin 1968, l’amphithéâtre Yasuda est occupé jour et nuit jusqu’à sa reprise le 19 janvier 1969. Cet évènement signe la fin des protestations étudiantes. « Ils bloquaient toute l’université. Les autres étudiants ne pouvaient plus entrer. C’était une forteresse. Quand l’administration a appelé les forces de l’ordre, une bagarre a éclaté entre les étudiants et la police. C’était vraiment comme un combat. Les étudiants jetaient des pierres et des cocktails molotov. »

Les violences cessent. Quelques manifestations, plus calmes, persistent, mais les centaines d’arrestations d’étudiants ont refroidi les ardeurs. Seul un petit groupe de manifestants se radicalise et forme l’armée rouge. Elle mène des actions violentes, qualifiées par certains de terroristes et disparaît en 1972.

La nostalgie des années 60 est toujours là. Malgré l’entrée dans la mondialisation des Japonais, la désillusion a été forte au sortir de cette période. D’après Michael Lucken, « il y a eu un désenchantement de la population dans les années 70-80, additionné à un consumérisme croissant. Le pays s’ouvre à l’étranger et les Japonais commencent à connaître le tourisme et le mode de vie à l’occidentale, très américain. Cette libéralisation des mœurs a permis de transformer ce désenchantement en changement très positif. » L’Etat a quant à lui développé des méthodes d’encadrement de la population. « Il en a tiré des leçons. On l’a vu avec Fukushima. La presse est encadrée et les manifestations aussi. »

Les révoltes japonaises ont beaucoup fait parler d’elles. En 1978, l’INA revient sur les années 60 tokyoïtes.

Juliette de Guyenro

 

Remerciements à Bruno Barbey pour avoir fourni ses photographies de Tokyo en 1968, ainsi qu’à Michael Lucken et Toru Iwami pour leurs témoignages.

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