La guerre en Syrie est entrée le 15 mars dernier dans sa sixième année de conflit. Avec plus de 270 000 morts, 2 millions de blessés et 12 millions de réfugiés, la situation reste chaotique. Le conflit, lui, est dans une impasse. Les pourparlers sous l’égide de l’ONU actuellement en cours n’ont aucune certitude d’aboutir. Le politologue libanais Ziad Majed a analysé pour Imprimatur la situation actuelle et les solutions qui pourraient permettre d’envisager une sortie du conflit.
Les troupes russes ont quitté le territoire syrien le 15 mars. Comment analyser la décision de Moscou ?
Avant toute chose, Poutine n’a jamais dit que le retrait de l’aviation russe était définitif, on ne sait pas combien de temps cela peut durer. Ensuite, il est encore un peu tôt pour donner une réponse sûre, mais il y a trois facteurs qui pourraient expliquer cette décision. Premièrement, Poutine s’est imposé comme un acteur incontournable du conflit en Syrie en intervenant militairement ; il a sauvé le régime. En retirant ses troupes, on peut comprendre ça comme un geste montrant que Moscou veut entamer un processus politique, après avoir modifier les rapports de force en faveur de son protégé. Deuxièmement, les Russes ne sont pas tout à fait satisfaits des récentes déclarations de Damas, notamment celle refusant toute transition, ou celle évoquant la récupération de l’ensemble du territoire avec l’aide de l’armée russe, ce qui n’était pas le but de son intervention. Autre hypothèse : le rapprochement entre l’Arabie Saoudite et la Russie. Notamment avec les récentes rencontres de nature économique et sécuritaire entre les deux Etats.
Sans la présence de son aviation, quel est concrètement le rôle de la Russie maintenant ?
La Russie va maintenir sa base militaire au Nord-Ouest de la Syrie à Hmeimin et sa base navale sur le littoral. Il y aura donc malgré tout une présence pour garder une zone d’influence directe. Elle va rester dans son rôle en maintenant au pouvoir, peut-être pas la famille Assad, mais le régime ou du moins ses alliés au sein de ce régime.
Genève 3 a débuté le 12 mars dernier dans une ambiance tendue. Le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid al Moalem, a prévenu que les discussions n’évoqueraient pas le sort de Bachar al-Assad. Des pourparlers sans aborder cette question cruciale ne sont-ils pas voués à l’échec ?
La clé du conflit est le sort de Bachar al-Assad. Si la question n’est pas évoquée, ces pourparlers sont inutiles. Il n’y aura pas de solution tant qu’il restera au pouvoir. Sinon la Syrie aurait pu sortir du conflit depuis Genève 1 en 2012. Mais cela fait plus de 45 ans que le clan Assad est au pouvoir, la majorité des Syriens n’acceptera jamais que Bachar soit maintenue. De plus, le régime est aujourd’hui sous la merci de la Russie et de l’Iran. Il peut dire ce qu’il veut, il n’est pas maître de son sort. A Genève 3, les discussions vont tourner autour des processus de transition, mais je ne pense pas que ces pourparlers vont avoir un succès immédiat. La situation actuelle ne le permet pas. Cependant si le cessez-le-feu instauré le 27 février perdure, des possibilités vont s’ouvrir. Mais pour le moment une solution dans les mois qui arrivent n’est pas réalisable.
Le représentant spécial de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, a pourtant évoqué la possible tenue d’élection présidentielle et législative dans 18 mois…
Ce n’est ni crédible, ni réaliste. Mais Staffan de Mistura comme tout technocrate des Nations unies a un salaire à justifier. Sauf que dans 18 mois, la reconstruction d’un pays ravagé n’est pas possible. Il y a aujourd’hui 7,5 millions de Syriens déplacés dans le territoire, 5 millions de Syriens hors du pays, 200 000 détenus et disparus. Encore une fois, tout va dépendre de la position qu’adoptera la communauté internationale vis-à-vis de Bachar. Il peut y avoir des élections partielles sur une grande partie du territoire mais pas sur son intégralité seulement si Assad n’est pas au pouvoir. Si Assad est au pouvoir et contrôle les services de renseignement, il va gagner avec 99,99 % comme lui et son père l’ont toujours fait depuis 1970. L’autre grand problème de la Syrie est Daesh. L’organisation occupe une grande partie du territoire syrien et, là aussi, régler ce problème en si peu de temps est impossible.
Comment venir à bout de Daesh ?
Daesh est un défi énorme auquel vont devoir faire face les Syriens. C’est un cancer qui a développé des métastases. Il occupe aujourd’hui un vaste territoire en Syrie. A l’inverse du régime, il ne pourra pas y avoir de possibilités de négociations directes. Pour vaincre Daesh, la page Assad doit être tournée, car la grande majorité de la population n’acceptera pas de se sacrifier dans ce combat pour que Bachar al-Assad se maintienne au pouvoir. Cela va coûter très cher à la société syrienne.
Une Syrie sans Bachar al-Assad à sa tête ne risque-t-elle pas de sombrer dans une situation chaotique ?
Tout d’abord, la Syrie vit depuis cinq ans un chaos terrible. Deuxièmement, la question du vocabulaire est d’une extrême importance. L’opposition ne parle jamais de gouvernement de coalition ou de réconciliation, mais de régime de transition. Assad, lui, parle de gouvernement d’union nationale pour pouvoir en faire partie. Staffan de Mistura a tranché le 13 mars dernier en employant le terme de transition. Une transition est le passage d’un gouvernement à l’autre, donc le passage de Bachar al-Assad et son règne vers quelque chose de nouveau. Avec Daesh et les dizaines de milices appelées de l’extérieur (Hezbollah et les Irakiens par exemple) ou armées par le régime lui-même, le risque de basculement dans une nouvelle situation chaotique est présent. Tous les après-guerre sont risqués, ça peut prendre du temps. Troisièmement, de l’extérieur, il faut une aide économique internationale pour faciliter la reconstruction du pays. De l’intérieur, il doit y avoir une réorganisation des forces armées syriennes, nettoyer les services de renseignement, créer d’autres services.
Pourquoi l’opposition syrienne est-elle très fragmentée ?
L’opposition est fragmentée et parait aussi faible car, depuis 1963 et l’arrivée du parti Baas au pouvoir avec le père Assad au poste de ministre de la Défense, avant qu’il prenne le pouvoir en 1970, la Syrie est sous état d’urgence où la vie et le droit politique sont anéantis. Les structures du Baas ont pris le contrôle du pays. Jusqu’à 2011, toutes les tentatives d’existence de forces politiques ont été réprimées, et des centaines de milliers de gens sont partis en exil ou on été emprisonnés. Au final, ce n’est qu’en 2011, avec la révolution, que la vraie politique en Syrie a commencé. En cinq ans, l’opposition syrienne a réussi à émerger malgré tout. Mais aucun pays, même les plus développés politiquement, ne peut construire un front politique bien structuré et pragmatique du jour au lendemain.
Cette fragmentation ne joue-t-elle pas contre l’opposition dans les discussions ?
Oui et non. Non, car c’est une bonne chose qu’il ait une opposition diversifiée et fragmentée. Toute cette diversité enrichirait la vie politique en Syrie. Oui, car au moment des négociations et des compromis, il faut être capable de parler d’une seule voix. Mais lors de la dernière réunion des partis de l’opposition à Ryad, le 9 décembre 2015, les différents groupes ont réussi à trouver un représentant qui est le Haut Comité des négociations (HCN). Contrairement à Genève 1 et Genève 2, l’opposition sur le terrain sera représentée par une seule entité.
Dans une récente intervention à l’Université Catholique de Louvain, vous avez déclaré que les Syriens n’étaient pas vu dans leur réalité. Après cinq ans de conflit, dans quel état d’esprit sont les Syriens ?
Une guerre est toujours pleine de souffrance, les Syriens sont fatigués, peu importe de quel côté ils se trouvent. Dans un conflit civil, rare sont les gens qui n’ont pas perdu un proche ou qui ne connaissent pas quelqu’un de blessé ou handicapé. La très grande majorité d’entre eux veut tourner la page du conflit. Et dans les médias la vie et l’avis des Syriens n’est pas assez visible. La société civile syrienne est en ébullition, mais vit sous les bombes, souvent sans électricité, eau et gaz et sans hôpitaux. Un instinct de survie se développe au sein de cette société, et des initiatives aussi. Le retour récent des manifestations et des rassemblements dans les zones non bombardées et non contrôlées par le régime ou par Daesh montre que le potentiel de redressement est toujours là.
Propos recueillis par Arthur Jégou