Ce 15 novembre, le quartier des Chartrons s’est définitivement piétonnisé, dans le cadre du plan “Pour une ville apaisée” lancé par la mairie de Bordeaux. Un projet ambitieux sur le papier, mais qui rappelle les disparités entre quartiers.
Midi. Quartier des Chartrons. Le tintement des cloches de l’église Saint-Louis indique aux badauds qu’il est l’heure de se restaurer. Sam, un sachet de viennoiseries à la main, se balade sous la pluie. Il déambule dans les rues étroites sans prêter attention à la délimitation entre chaussée et trottoirs. Et pour cause. Les rues du quartier des Chartrons viennent tout juste d’être piétonnisées.
Le jeune homme y trouve son compte : “Pour les usagers comme moi qui ne prennent pas la voiture à l’intérieur de la ville, c’est plutôt intéressant. Les rues étroites étaient tout le temps bouchées”. Vanessa est du même avis. Recouverte d’un imper, elle s’apprête à grimper sur son vélo.
Pour cette femme qui rejoint chaque matin le quartier pour y travailler, l’enjeu sécuritaire pèse dans la balance. “J’avoue que les voitures roulent très très vite, ce qui met en danger les piétons et les cyclistes.”
À Bordeaux, plusieurs dispositifs sont testés pour répondre aux exigences du plan d’action “Pour une ville apaisée” initié par la ville en 2021 et qui va courir jusqu’en 2026 : zones à 30 km/h, rues piétonnes, couloirs bus-vélos. Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.
Une piétonnisation controversée
L’un des objectifs affiché par la mairie de Bordeaux est de favoriser la tranquillité des quartiers. Pour certains commerçants, comme Jérôme, c’est plutôt une bonne chose. Il projette d’ajouter une terrasse à son restaurant.
De son côté, un des antiquaires de la rue Notre Dame est dubitatif : “Il va y avoir plus de gens qui se baladent mais nous, on est là pour vendre ! On n’est pas un musée, on ne fait pas payer à l’entrée.” Il s’inquiète de l’acheminement d’une commode qu’un client poitevin vient d’acquérir. Comment va-t-il transporter ce mobilier lourd et fragile ? Seule solution : venir entre 7h et 11h, tranche horaire à laquelle il est possible d’effectuer des livraisons. “C’est a-be-rrant”.
Pourtant, Didier Jeanjean, adjoint au maire chargé de la nature en ville et des quartiers apaisés, insiste sur le fait que la piétonnisation a fait l’objet d’une phase de test les premiers dimanches du mois. Et cela “après concertation avec les habitants”. En pleine préparation du service du midi, Jérôme essaye de se souvenir de cette période. Il n’estime pas avoir été associé à la décision. Le brocanteur, lui, se rappelle avoir participé à une réunion publique qu’il a trouvé décevante. « Ça ne servait à rien, ils avaient déjà pris leur décision”.
Pour Marion, gérante de la boutique “Nos minis”, l’inquiétude prédomine. Elle s’interroge sur la possible diminution des places de parking rendant l’accès aux Chartrons plus difficile. “Les gens vont-ils vraiment venir ?” La mobilité reste un enjeu majeur du projet. Sur ce plan, Bordeaux Métropole a récemment décidé de réguler le nombre de trottinettes électriques pour laisser la place à de nouvelles alternatives de transports. Au profit du privé ? Lucas Zaï-Gillot a enquêté.
Un quartier empreint de symboles
Le plan de piétonnisation de la ville de Bordeaux a commencé il y a plusieurs années dans l’hypercentre bordelais pour s’étendre jusqu’aux Chartrons aujourd’hui. Un quartier connu pour abriter une strate sociale favorisée. “Il y a 15 ans, la mixité sociale aux Chartrons était une réalité ; aujourd’hui les Parisiens appellent ce quartier le 22ème arrondissement”, note Agnès Berland-Berthon, professeure en aménagement de l’espace et urbanisme à l’Université Bordeaux Montaigne.
Selon elle, la transformation du quartier depuis une vingtaine d’années explique que la piétonnisation ait débuté à cet endroit. Aujourd’hui, les conditions sont réunies pour que les pratiques en extérieur, déjà très développées, cohabitent de manière apaisée avec les réalités commerciales et résidentielles du quartier.
Sur le principe, Alexandra Siarri, adjointe au maire issue de l’opposition, adhère au projet. “Je n’ai pas de difficulté avec les quartiers apaisés et d’ailleurs qui pourrait en avoir ?” Au contraire, elle salue l’idée, écologiquement viable. La mairie de Bordeaux lance d’ailleurs aujourd’hui les concertations en vue de la mise en place des ZFE (Zones à faible émission). Obligatoires dans toutes les grandes métropoles, elles exclueront les véhicules les plus polluants du secteur intra-rocade d’ici 2025. Dans cette optique, l’un des objectifs du plan “ville apaisée” est d’améliorer la qualité de l’air : simple mesurette ou vraie solution ? Un article de Rémi Paquelet et Mathis Slimano.
Renforcer la sécurité des usagers est un enjeu essentiel du plan “ville apaisée”. Mais derrière cette promesse défendue par la ville, quels sont les vrais enjeux sécuritaires d’un projet qui refuse de préciser les contours de ce problème ? Solène Robin et Izia Rouviller ont enquêté.
Un projet qui exclut ?
Pour l’instant, les secteurs “apaisés” sont précisément situés dans des zones touristiques et résidentielles où les populations sont aisées. Qu’en est-il des quartiers plus populaires ?
Seraient-ils les grands oubliés du plan bordelais ? Didier Jeanjean se défend en affirmant faire “des tests à Saint Augustin, sur la place de l’église, on a aussi fait des tests rue Joséphine à Bordeaux Nord”. L’élu, qui est arrivé en vélo, n’en démord pas : “Notre volonté, c’est d’inclure l’ensemble de la ville”.
À ce sujet, Agnès Berland-Berthon est plus mesurée. “Ce type d’aménagement doit être pensé pour tous et pour chacun. Ça ne doit pas être des politiques qui excluent certaines catégories. Par exemple, tout le monde ne peut pas enfourcher un vélo.” La piétonnisation ne doit donc pas être une profession de foi, au risque de ne pas prendre en considération les particularités de certains espaces.
La ville veut pourtant élargir le dispositif piétonnisé à d’autres quartiers, comme à Saint-Michel. Mais Alexandra Siarri émet une réserve. “Quoi qu’il arrive, le projet que tous les quartiers de Bordeaux soient apaisés, c’est aussi une perspective qui consiste à ne plus permettre aux habitants des communes extérieures de pouvoir y pénétrer. C’est quand même un renfermement.”
Léa PETIT SCALOGNA (@LeaPetitSca) et Justine ROY (@justiineroy)