L’été dernier, quatre immeubles s’effondraient et Bordeaux s’aperçoit, terrifiée, de l’ampleur du problème de l’habitat dégradé dans son centre historique. Depuis, les acteurs locaux font tout pour anticiper une future tragédie.
La nuit du solstice d’été 2021, à minuit et demi, un immeuble de la rue de la Rousselle s’effondre, entraînant avec lui l’immeuble voisin et ses habitantes et habitants. Cinq personnes restent bloquées cinq longues heures sous les décombres et trois personnes sont blessées. Immédiatement, les résidentes et résidents des dix bâtiments les plus proches doivent quitter les lieux pour éviter un effet “domino”.
Cinq jours plus tôt, le 16 juin, ce sont les numéros 24 et 26 de la rue Planterose qui se sont effondrés, heureusement après l’évacuation de ses habitantes et habitants, suite à un arrêté de péril imminent.
Plus récemment, le 3 rue Buhan a été évacué provisoirement dans la nuit du 3 au 4 août, l’un des locataires étant passé au travers d’une marche d’escalier rongée par les termites. 24 jours plus tard, l’immeuble du numéro 38 de la même rue est à son tour vidé de ses occupantes et occupants sur signalement de Foncia, le gestionnaire, qui a constaté une dégradation du sol de la cave. Le bâtiment est toujours condamné et ne tient qu’à une charpente de bois qui empêche provisoirement son effondrement.
Évaluer le danger
Selon le bailleur social inCité, 5% des logements bordelais seraient dans un état dégradé. « Dans la majorité des cas, les bâtiments dégradés le sont par manque d’entretien de la part des propriétaires« , explique Denis Boullanger, architecte du patrimoine. « Si les toitures ou les circuits d’évacuation des eaux sont détériorés alors l’eau s’infiltre dans les murs, pourrit la pierre et le bois des planchers et poutres. »
Afin de comprendre les causes profondes de ces effondrements, la mairie de Bordeaux a commandé en février 2022 au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) une étude de grande ampleur du vieux centre. Ce même établissement public avait été sollicité après l’effondrement d’immeubles rue d’Aubagne, à Marseille, en 2018. « Sur les 50 immeubles en péril concernés par l’enquête, entre 25 et 30 sont situés dans le quartier St Pierre mais il y en a aussi à St Michel, aux Chartrons et côté Victoire« , explique Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire chargé au logement. Outre l’expertise des bâtiments, les spécialistes se pencheront sur la composition et l’évolution des sols, sur les réseaux d’eau enterrés et sur les archives d’urbanisme de la ville. Les premiers éléments de l’enquête devraient être révélés début juillet et le diagnostic final sera publié en octobre.
Alors en attendant, la mairie incite les habitantes et habitants de la ville à signaler tout signe inquiétant. « Avant nous recevions environ 300 signalements par an. Il y en a eu plus de 500 en 2021« , détaille Stéphane Pfeiffer. « Nous avons dû embaucher quatre personnes pour visiter ces immeubles« , ajoute Olivier Cazaux, maire adjoint de Bordeaux sud.
Les outils de prévention
Le 1er janvier 2022, la ville met en place des permis de louer. Si la mesure avait été décidée en amont des effondrements pour lutter contre les habitats indignes, elle est également un instrument de lutte contre les habitats dégradés. Cette mesure, expérimentale, ne concerne pour le moment que les secteurs présentant de grosses poches d’insalubrité : une partie du secteur de Saint Michel et l’intégralité des secteurs Marne, Yser et Belcier. Pour l’instant, aucun permis de louer n’a été refusé. « Mais nous en avons donné certains sous réserves« , précise Stéphane Pfeiffer. « Nous accordons un délai de trois mois au bailleur pour rénover puis effectuer une visite pour vérifier que cela à bien été fait« .
La ville dispose d’outils technologiques de surveillance : des capteurs de mouvements que le bailleur social inCité, entre autres, a fait poser dans ses bâtiments. C’est grâce à ces signalements de vibrations anormales qu’en juin dernier les numéros 24 et 26 de la rue Planterose avaient pu être évacués avant leur effondrement. Une chance dont n’ont pas bénéficié les habitantes et habitants de la rue de la Rousselle. Anciennement propriétaire d’un des deux immeubles qui s’est effondré, inCité avait revendu le bâtiment quelques années auparavant. Son nouveau propriétaire, une entreprise de rénovation et revente de foncier, s’était alors engagé à rénover le bâtiment qui, selon un rapport de 2017 risquait fortement de s’écrouler.
En ce début d’année, la mairie de Bordeaux a relancé les discussions pour créer une Maison du logement. Dans ce lieu, les locataires et propriétaires pourront être informés de leurs droits et accompagnés dans leurs démarches, pour obtenir, par exemple, des subventions pour des rénovations.
Avec l’effondrement, le traumatisme
Il est un des témoins directs de l’effondrement des immeubles rue de la rousselle. Depuis, Thomas Drouffe travaille “à temps plein” pour l’association des victimes et des sinistré·es. Propriétaire de son appartement, dans un immeuble “qui n’avait aucun problème”, juste en face de celui qui s’est effondré le 21 juin 2021, il a dû lui aussi quitter les lieux. Au total, 130 personnes du quartier ont été évacuées et “emmenées dans une spirale infinie. Au début on se débrouille comme on peut et quand on comprend que ça va durer, il faut commencer à chercher un nouveau logement. On s’attendait pas à ce que ce soit aussi dramatique”. Selon le militant, les habitantes et habitants qui vivent en face de l’effondrement, côté pair, pourront réintégrer leur logement à la mi-mai. Pour le côté impair, “c’est encore l’inconnu, on craint que la situation dure des années”. Une enquête judiciaire est en cours pour déterminer les causes et responsabilités de l’accident. Les habitantes et habitants doivent également contribuer aux 1,5 million d’euros que la mairie a engagé pour rénover le quartier. “Je suis victime et je dois payer, c’est quand même hallucinant ! Tout est à la charge des personnes du voisinage”. Thomas Drouffe et le collectif de la rousselle se plaignent surtout d’avoir été lâchés par leurs assurances : Generali, Albingia, Allianze, AXA, Gan… elles se sont toutes désengagées. “On nous a dit au téléphone qu’on n’était pas assurés pour ça. On nous a abandonnés. J’appelle pas pour un vol de téléphone. On est sur de l’essentiel, du sécuritaire, on parle d’un toit ! Quelle violence…” Seules la MAIF qui assurait deux foyers sur les 130 et le GMF sont revenues vers les victimes. Stéphane Pfeiffer, l’adjoint au maire au logement assure que “la ville ne peut pas se substituer aux assureurs” et que leurs offres d’aides sont limitées. “La ville doit se sécuriser elle-même, on ne peut pas tout payer” mais ils ont déjà pu reloger une trentaine d’évacué·es sur les 130. Quelques personnes ne retrouveront pourtant jamais leur logement dans le quartier historique de Bordeaux. “Une jeune femme refuse de revenir, se désole Stéphane Pfeiffer, et il faut l’accompagner, elle aussi, pour la reloger”. Thomas Drouffe, lui, témoigne d’un réel traumatisme qui s’est installé chez les victimes : “dès que ma voisine en parle, elle tremble et se met à pleurer”. Il raconte également que durant la nuit de l’effondrement, son père, qu’il accueillait chez lui, logeait dans une chambre donnant sur le bâtiment aujourd’hui en ruines. Six mois plus tard, il ne réussit toujours pas à dormir et entend encore le bruit du fracas des pierres sur le sol. Parmi les blessés, une personne est encore en arrêt maladie. Pour guérir ensemble, les sinistrés de la rousselle ont créé une association. “C’est d’abord un lieu de parole, seules les personnes qui ont vécu la chose peuvent se confier. On peut parler de toutes les difficultés qu’on rencontre, toutes les claques qu’on a reçues…”, explique Thomas Drouffe. De son côté, la ville de Bordeaux a ouvert une cellule d’aide psychologique, sociale et juridique au sein de l'association VICT’AID. Parce que “voir son cocon, son espace de sécurité s’effondrer, il n’y a rien de pire.”
Cha Toublanc et Colombe Serrand