Prendre les transports en commun le matin n’enchante personne. Sauf une poignée de passagers qui, depuis Lormont et la rive droite, rejoignent le centre de Bordeaux par bateau. Le BAT3 leur apporte un moment de sérénité pendant quelques minutes avant d’affronter la journée. Une traversée tranquille en ce 31 mars.
« En ce moment dans le tram, l’ambiance est lourde, c’est bondé, tout le monde se regarde en chien de faïence à travers le masque. C’est très désagréable. Le bateau, imaginez ! C’est une bouffée d’oxygène ! » Comme de nombreux habitants de la rive droite, Jean-Louis, cheveux grisonnants au vent, se rend chaque jour à son travail en BAT3 (prononcer « bat-cube »), la navette fluviale du réseau TBM. Au prix d’un ticket de bus, c’est la Garonne qui fait office de route pour ce moyen de transport atypique.
Le premier BAT3 part à 7 heures du matin de Lormont. Il fait encore nuit, la Lune est pleine, au contraire du navire : seuls trois passagers ont embarqué depuis la rive droite. Malgré l’air frais, tous préfèrent rester sur le pont plutôt qu’en cabine, écouter le bruit de l’eau et admirer les lumières de la Belle Endormie, pas encore réveillée.
Voir le ciel
A 22 ans, André, le matelot, a pris une habitude singulière depuis deux ans qu’il travaille sur la Gondole, l’un des deux catamarans du réseau. « Dès qu’il y a une nouvelle couleur dans le ciel, je prends une photo. Chez moi, j’ai toute une collection de dégradés de couleurs du rose au violet ». Entre « moment zen » et « sas de décompression » avant de retrouver le rythme effréné d’une journée de travail, le trajet au fil de la Garonne a quelque chose d’apaisant pour les passagers, comme pour l’équipage. Jean-Louis en profite tous les matins pour méditer et regarder les oiseaux. « Ce qui me plaît, c’est la possibilité de voir le ciel, confie le passager. Je n’ai pas beaucoup l’occasion de le voir dans la journée. » Sur le pont, les mains enfoncées dans son blouson beige, il savoure les derniers instants à bord. Il travaille à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux. L’atmosphère ne sera pas la même.
Si le BAT3 peut être pratique, il n’est pas toujours le moyen de transport plus rapide. Peu importe, la parenthèse de tranquillité qu’offre le trajet vaut bien quelques minutes en plus. « On mettrait moins de temps avec le bus mais c’est vachement plus agréable », soutiennent en coeur Emma et Karine, alors que le navire accoste aux Hangars. Elles s’en vont ensemble vers la médecine du travail où elles exercent. Avant de rejoindre le collège Saint Jean de Tivoli, Clément* relit ses cours sur le pont arrière. Ses parents divorcés, il emprunte quotidiennement la navette une semaine sur deux, lorsqu’il est chez son père. « On perd un peu de temps mais c’est stylé de venir en bateau ! » Inspiré par le lever du soleil de 7h15, le collégien se souvient d’un 20/20 obtenu lors d’un contrôle de français grâce à ces révisions express.
Pour certains, le BAT3 est réellement le plus efficace pour se rendre dans le centre de Bordeaux depuis la rive droite. Jean-Claude a beau être retraité, selon lui, « le meilleur moyen d’arriver à l’heure dans le centre de Bordeaux depuis Lormont c’est le bateau ». Ce matin, il se fait opérer d’une dent. Il sait qu’il peut compter sur la Gondole ! D’autres ont juste à sortir de chez eux pour tomber sur l’embarcadère, embarquer puis marcher quelques instants pour atteindre leur lieu de travail, comme Virginie, dessinatrice trentenaire.
Perturbations
Sous ses airs de promenade idyllique, le BAT3 n’est pas à l’abri de pannes techniques, retards et autres désagréments. « Des fois, il y a trop de touristes, raconte Virginie, le nombre de places est limité et je dois attendre une heure. » La jeune femme déplore la rareté des horaires, surtout après une longue journée de travail. Faire la queue pour monter à bord rend le trajet du retour moins agréable. « Le défaut de ce transport, c’est les touristes ! analyse Pierre encore à demi-endormi. Pour deux euros vous faites la visite de Bordeaux par le fleuve. Les gens en vacances ont tendance à se croire tout permis ».
Les enfants qui crient et courent partout dans le bateau exaspèrent parfois le capitaine Thierry, qui a parfois l’impression de faire « deux métiers ». Si celui de chauffeur lui plaît grâce à ses excellents rapports avec les usagers réguliers, celui de croisiériste pour touristes commence à le lasser. « Avec nos horaires de bus, on n’a pas le temps pour les gens qui prennent des photos en embarquant. Les bateaux ne sont pas adaptés. » Avec André, ils sont présents tous les matins à 6h15 : nettoyer, préparer le bateau, garantir un départ à l’heure. « Il nous arrive parfois de partir deux heures après l’horaire indiqué si la marée n’a pas tourné ou si des bouts de bois encerclent le bateau et qu’on ne peut pas démarrer le moteur », expose le jeune matelot. La météo dicte sa loi. Les crues par exemple, perturbent la circulation. « Quand on est dans le stress de démarrer à l’heure, c’est tendu. La relation capitaine-matelot devient un peu conflictuelle. »
Une seconde famille
La tension retombe avec le niveau de la Garonne. L’ambiance à bord reste chaleureuse malgré la fraîcheur matinale. Les usagers réguliers se retrouvent en fonction de leur horaire. Ils se connaissent, échangent et se saluent. « Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une seconde famille, reconnaît Pierre, mais si quelqu’un est malade, qu’il n’est pas sur le bateau un matin, tout le monde lui téléphone. » André discute littérature avec une passagère, « on a des liens presque d’amitié avec les habitués », lance-t-il. Heureux de leurs trajets, d’être transportés par l’équipage, les passagers tissent des liens avec ses membres. Emma leur offre des chocolats, d’autres des bouteilles de vin. « Pendant le dernier trajet de notre collègue Sophie après son pot de départ, on a passé un super moment avec l’équipage, on a rigolé, raconte sa collègue Karine. Ce jour-là on faisait un petit peu de bruit ! »
Le BAT3 n’est pas un moyen de transport comme un autre. Pierre envoie chaque jour une photo de la Garonne à ses filles au Canada et en Italie. A bord, tous reconnaissent joindre l’utile à l’agréable. Pour mieux admirer les berges, Thierry laisse parfois André conduire sur certains trajets, comme aujourd’hui. Il s’installe aux commandes sous les premiers rayons du soleil. On entend derrière la voix du capitaine : « La Garonne, le ciel… On a l’impression d’être un peu seuls au monde. » Et hors du temps, c’est une certitude.
En images : une matinée à bord d’un BAT3
*le prénom a été modifié
Photo : Anthony Derestiat
Lucile Bihannic (@Lu_Bih) et Anthony Derestiat (@Anthony_Derest)