DYSTOPIE. Nous sommes à Bordeaux, par une matinée ensoleillé de l’an 2050. Alissa et Joan traversent la ville pour se rendre sur leurs lieux de travail respectifs. Décarbonés et autonomes, vélos partagés, robotaxis ou tramways connectés font partie de leur quotidien. Mais entre hyperconnectivité et publicité omniprésente, les métamobilités du future seront-elles vraiment bénéfiques pour l’Humanité ?
7h30. Des volutes de vapeur s’échappent du café d’Alissa. Tant pis s’il est brûlant, la jeune femme le boira sur le chemin du travail. Mais d’abord, il faut qu’elle connecte les vélos partagés d’Alice et de Gaspard afin de suivre le trajet des deux enfants vers l’école. En bas de chez elle, dans l’éco-quartier de Bastide, une station de Vcube partagés a été aménagée pour toutes et tous les locataires du bâtiment.
Après s’être assurée que le « contrôle parental » et la limitation de vitesse à 10km/h soient bien activés, Alissa regarde les deux bambins filer sur leurs tricycles électriques. Sans crainte : une notification s’est déjà affichée sur sa montre, elle pourra suivre leur course, deux points lumineux sur la carte de la ville.
Pour se rendre au travail, la jeune femme est peu emballée à l’idée d’emprunter son covoiturage journalier entre voisin·es. Elle préfère commander un robotaxi, éviter les bavardages de son voisin Denis, l’expert en consulting, et utiliser ce temps précieux pour relire le dossier de l’un de ses clients.
En un clic sur l’appli e-Drive, une Renault Nissan gris métallisé est devant chez elle. La portière s’ouvre d’un geste sur son smartphone, et la voiture l’accueille d’une voix claire et douce : « Bienvenue Alissa, où va-t-on aujourd’hui ? »
7h45. Joan habite de l’autre côté de la ville, à Bordeaux Lac. Là où les arbres plantés par la mairie n’ont pas réussi à endiguer la chaleur qui plombe les corps et fait crever les fleurs des balcons.
Ce matin, il a bu son café chez lui, dans le silence de son appartement. Un moment d’accalmie avant un long trajet vers le cœur de ville. Joan travaille pour e-Drive, l’application qui propose des véhicules électriques en autonomie à ses abonné·es en échange d’un prix forfaitaire élevé. Il arpente les rues, d’une borne électrique à l’autre, pour réparer et remplacer tout ce qui dysfonctionne.
Pour aller dans le centre, Joan emprunte le tramway connecté. Sur des rails magnétiques, ce serpent de métal traverse la ville à grande vitesse. L’infrastructure a été construite pour améliorer la connectivité du territoire au moment de l’interdiction totale des voitures à essence, une dizaine d’années auparavant. Pour la financer, la société de transports publics Nouveaux Transports Métropolitains (NTM) a augmenté ses tarifs, et propose dorénavant un forfait différencié pour les plus précaires, un paiement par cession de données personnelles. Un fond de commerce pour l’entreprise, qui s’empressera de les revendre à ses partenaires publicitaires.
Aujourd’hui lorsque Joan passe les portes du tramway B en direction de Quinconces, les panneaux publicitaires se couvrent de contenus personnalisés qu’il est le seul à lire sur ses lentilles de contact. Il s’assoit en fredonnant le jingle d’une marque de sport qu’il connaît déjà par cœur.
8h. Alissa est confortablement installé dans son taxi autonome. Pendant qu’elle prépare ses rendez-vous sur la banquette équipée d’un bureau, elle écoute distraitement la radio sans prêter attention au trafic. La voiture se dirige seule, s’oriente grâce à l’interface connectée qui régule la vitesse et l’itinéraire de tous les véhicules électriques de la ville. Comme l’avaient prédit les mathématiciens, plus de bouchons ni d’accidents !
Mais ce mode de transport reste un luxe malgré les promesses formulées par les géants des transports, Tesla, Uber ou Google. Le prix de la course double si l’on souhaite conserver l’anonymat de ses données de déplacement. Alissa a préféré payer. La juriste en droit des données personnelles connaît l’impact de ces technologies sur la vie des usagers: le développement accru des addictions, des troubles du sommeil, les tendances dépressives. Elle a les moyens de s’y soustraire.
8h15. Clac clac. Dans le tram, Joan fait tourner un cube coloré entre ses mains tremblantes. C’est la stratégie qu’il a trouvé pour occuper ses doigts, surmonter son addiction aux jeux sur smartphone. Une dépendance difficile à dépasser dans un environnement saturé de publicité pour des jeux addictifs. Il est heureux d’avoir obtenu l’aide du gouvernement pour affronter ses angoisses de rechute.
Entre ses pouces, le rubik’s cube tourne encore, mais il a reçu une notification sur sa montre. Sa première mission du jour : un robotaxi en panne, place Victoire. L’homme est payé à la mission et reçoit une prime en fonction de la rapidité de son intervention. Il descend à Quinconces, reçoit sans broncher la claque de chaleur et de pollution insoutenable qui baigne la rive gauche.
8h30. Alissa s’agace. Cela fait 10 longues minutes que la voiture est tombée en panne, et le coursier qui doit s’en occuper n’est toujours pas arrivé. Heureusement que le véhicule est aménagé pour ce genre d’incident: allongée sur la banquette, la jeune femme soupire en regardant un film projeté en 4K sur le pare-brise. Si elle regardait par la fenêtre, elle pourrait apercevoir la silhouette de Joan qui s’approche. Mais elle ne verra rien du tout: elle jettera seulement un regard distrait à l’uniforme jaune du technicien de e-Drive, avant de revenir à son film. Un documentaire sur l’impact humain des métamobilités.