L’Utopia est entré en résistance. Révolté par la fermeture prolongée des lieux de spectacle, ce cinéma d’art et d’essai bordelais a décidé de mener une action symbolique baptisée “Le Monde du silence”. Des projections de films dans des salles vides et des portes ouvertes pour le public auront lieu le 15, 16, 19 et 20 décembre.
A 17h15, le film prévu est lancé. Stephen Bonato, membre de l’équipe Utopia, confirme, «ça tourne». Oui, mais pour qui? Personne. «Cette image d’un film qui passe sans spectateurs… ça se passe presque de commentaires», regrette-t-il. C’est le but de cette résistance : faire comme si, mais sans public. Le hall de l’Utopia, d’habitude si animé est, ce soir silencieux. Trois membres de l’équipe discutent au fond de la salle. Ils sont au chômage partiel, vendent des t-shirts et accueillent les rares passants qui entrent dans le cinéma.
Plus qu’un cinéma
Un masque Anonymous sur le visage, il raconte une lutte qui va plus loin que le monde de la culture. L’Utopia, acteur engagé du territoire, a par exemple relayé l’appel de David Dufresne à participer aux «marches des libertés», manifestations contre la loi de sécurité globale. Stephen décrit «un lieu de lien, de contact.» et explique que «c’est ça qui est dur. Il y a une vision de la société qui ne nous plait pas. On se coupe tous les uns des autres. Tout ça va beaucoup plus loin que notre cinéma». C’est d’ailleurs l’objet du communiqué du 14 décembre, intitulé « Le Monde du silence ».
Ce sont les images du film Un pays qui se tient sage de David Dufresne qui animent l’écran ce mardi soir. L’œuvre traite des violences policières pendant les manifestations des Gilets jaunes, et pose la question du rôle des forces de l’ordre et des institutions. «C’est aussi pour ça qu’il est important qu’on reste ouvert. Parce que ce film, on le voit pas en streaming, on le voit pas à la télévision. Il ne se voit qu’au cinéma» observe Stephen. Il regrette la fermeture du lieu pour les débats qui sont proposés, qui permettent d’échanger sur les films et leur objet.
Quels essentiels ?
La fédération nationale des cinémas français a tiré une conclusion similaire, décrivant une décision «injuste». Elle rappelle que les cinémas «n’ont été le lieu d’aucune contamination». Lundi, le Conseil Fédéral a voté le principe d’un recours en référé-liberté devant le Conseil d’État, une procédure d’urgence qui saisit un juge lorsqu’il y a un litige administratif.
L’équipe de l’Utopia dénonce, au-delà du silence imposé, des fermetures «illégitimes» qu’elle oppose aux ouvertures des grands magasins, pour lesquelles le gouvernement «ouvre les vannes». Stephen revient sur le premier déconfinement qui s’est «très bien passé» et résume froidement : «on nous a demandé de suivre les normes de sécurité, et on les a appliquées, puis on nous a dit de fermer, parce que la culture ne sert à rien.»
«On était prêt… On avait tout mis en place, les affiches étaient là.», insiste Stephen. Le «monde du silence» est si inquiétant pour lui qu’il balaie très vite la question économique. Il énumère les aides reçues, les dons, et conclut «au niveau financier, on n’a pas trop de problème». L’Utopia, qui prône un cinéma «de la diversité», n’est pas touché par les sorties des blockbusters retardées, et a même pu obtenir «tous les films» voulus. La résistance est politique, elle n’est pas économique. Le cinéma refuse de se soumettre à cette nouvelle injonction: «consommer et se taire»
Cet acte de résistance n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un mouvement général de protestation du monde de la culture. Les cinémas ont, partout en France, répondu à l’appel de la Fédération, qui invitait à une «action symbolique à rallumer [les] enseignes de 17h00 à 18h00 mardi 15 décembre, jour qui aurait dû correspondre aux retour des spectateurs dans [les] établissements.»
Julie Malfoy et Carla Monaco