Alors que leurs missions ont été élargies depuis le Covid et que les négociations conventionnelles ont débuté aujourd’hui, les pharmacien·nes s’interrogent sur les moyens à leur disposition pour assurer leurs missions. Reportage à Bordeaux.
En cette matinée du 19 décembre, il est à peine 10 heures dans la Grande Pharmacie Sainte-Catherine (Bordeaux) quand tout le personnel quitte son poste pour se précipiter vers l’entrée. Un patient âgé vient de s’écrouler dans l’officine, victime d’une crise d’épilepsie. Après lui avoir prodigué les premiers soins et joint avec difficulté les pompiers, Pauline Lespes, l’une des pharmaciennes, doit s’asseoir un moment pour respirer: « On n’avait vraiment pas besoin de ça”, soupire-t-elle, les joues rougies par l’effort. Quelques mètres plus loin, une file de patients attend encore pour un dépistage au Covid-19. Une procédure qui fait désormais partie intégrante du quotidien des pharmacien·nes, malgré tous les autres impératifs.
En 2022, la convention interprofessionnelle signée par les syndicats de pharmacien·nes et l’Assurance maladie a consacré l’élargissement des missions du personnel pharmaceutique, déjà entamé pendant la crise sanitaire. Parmi les nouveautés figurent notamment la vaccination contre tous les virus chez l’adulte, le dépistage du cancer colorectal et de la cystite aiguë, le suivi pharmaceutique personnalisé des patients demandeur·euses, ou encore l’aide à la téléconsultation.
« Il y a eu un avant et un après Covid »
Pauline Lepses attribue cet élargissement à la place prépondérante qu’ont pris les pharmacien·nes dans le quotidien des Français, au même titre que les autres professions de santé qui ont dû tester et vacciner massivement. « Il y a eu un avant et un après Covid », analyse-t-elle. « L’Etat a pris conscience de l’importance des pharmaciens dans le système de santé publique et a commencé à nous déléguer de plus en plus de tâches ».
La Grande Pharmacie Sainte Catherine accueille entre 1500 et 2000 patient.es quotidiennement. En ce moment, cela représente environ six vaccins et une dizaine de dépistages au Covid-19 chaque jour. « Au dernier pic du virus en septembre, on a atteint 30 tests en une journée » Autant de tâches qui s’additionnent à celles plus classiques, comme la vente au comptoir, le rangement, la formation des stagiaires et le dépistage des maladies saisonnières comme l’angine.
Mais si la fiche de poste des pharmacien.es s’est allongée, c’est leur fiche de paie qui fait débat. Alors que pendant la pandémie, l’Assurance maladie donnait 21 euros aux pharmaciens pour chaque dépistage au Covid-19, ce montant est descendu à 16 euros depuis. Quant à l’aide aux téléconsultations, auxquelles les patient·es ont de plus en plus recours, leur rémunération est plafonnée à 700 euros par an. D’après les pharmacien·nes, ces tarifs ne sont pas à la hauteur du temps consacré aux nouvelles missions. « Les trois rendez-vous de suivi pharmaceutique de 30 minutes ne nous rapportent que 50 euros » détaille Kenza Branger, assistante pharmacienne à la Pharmacie de la Flèche (Bordeaux).
La déconnexion entre la charge de travail et la rémunération est peut-être ce qui décourage la profession. Fin 2022, le président de la Fédération des Syndicats Pharmaceutiques de France Philippe Besset déplorait déjà que 15 000 pharmacien·nes et préparateur·es manquaient dans le réseau officinal français, soit 10% des effectifs. « Trouver du personnel est devenu épouvantable”, assène Pauline Lespes. « Le turn-over est tellement énorme qu’avec mes deux ans d’ancienneté, je suis considérée comme une des “vieilles” de la pharmacie ». Résultat: les pharmacies recourent de plus en plus aux étudiant·es en pharmacie pour combler le manque, en leur déléguant des plus petites tâches comme le rangement.
Relation avec le patient: du bon… et du mauvais
Plus de missions, c’est aussi plus d’interactions entre les pharmacien·nes et leurs patient·es. «On crée un lien privilégié avec eux, quand on discute avant une injection ou quand on les aide pendant la téléconsultation » relève Kenza Banger, assistante à la Pharmacie de la Flèche, en sortant de la salle de vaccination. « On ne se restreint plus à donner des boîtes de médicaments derrière un comptoir ». Même son de cloche à la Pharmacie des Carmes, où Carolina, pharmacienne titulaire, s’avance: « Nous sommes devenus de vrais acteurs de la santé des patients ».
Ce nouveau rôle crée des attentes chez certain.es patient.es, et parfois de la frustration. Comme pour Marie-Luce, cliente régulière des Carmes: « Ils essaient d’être présents pour nous guider, mais ils sont toujours en train de faire dix choses en même temps», regrette-t-elle, indécise devant le rayon dermatologique. Un mécontentement que Carolina interprète comme une incompréhension de leur profession: « Ils nous prennent comme des médecins sans rendez-vous et pensent qu’on est à leur disposition».
Entre soignant de proximité et commerçant de la santé
Malgré l’importance prise par les pharmacien·nes auprès de leurs patient·es, ils et elles n’estiment pas avoir une reconnaissance suffisante dans la chaîne de soins. Notamment parce qu’à actes équivalents, leurs rémunérations restent très inférieures à celles perçues par les médecins: l’Assurance maladie rétribue ainsi à hauteur de sept euros la réalisation du dépistage pour l’angine en officine, quand elle rembourse un médecin traitant 25 euros.
A cela s’ajoute la nécessité de suivre des formations pour la réalisation de tous actes de soin, non dédommagées et systématiquement justifiées auprès de l’ARS (Agence Régionale de Santé). « Pour délivrer un simple kit de dépistage du cancer colorectal, il a fallu suivre 3 heures de formation » soupire Carolina. Malgré tout les pharmacien·nes insistent sur le caractère essentiel de leur profession. « Après les médecins, les infirmiers, ce sont les pharmaciens que l’on vient voir», rappelle Pauline. « Nous sommes le dernier maillon de la chaîne du soin ».
Justine Manaud & Manon Kraemer