Cette semaine, à l’occasion des 33ème Rencontres du Cinéma Latino-Américain de Pessac, Imprimatur se met dans l’ambiance du cinéma latino-américain, un cinéma coloré mais torturé. Au programme : critiques et interviews.
Ils s’appellent Luciano Arruga, Miguel Bru, Julio López ou Jonathan “Kiki” Lezcano. Leur seul point commun, c’est d’avoir disparu sous des régimes démocratiques en Amérique latine. Le documentaire Nunca digas nunca donne la parole à leurs proches, et dénonce surtout la répression que connait l’Argentine encore aujourd’hui. Ce récit fait partie des 2 054 documentaires argentins existants, selon IMDB. Il a la particularité d’être anonyme. Les créateurs se justifient par ces mots: » On s’éloigne du cahier des charges du réalisateur classique, de l’auteur en tant qu’autorité. Nous ne sommes ni propriétaires ni auteurs. Nous avons créé le documentaire pour qu’il reste libre. »
Troublant, d’abord, par sa mise-en-scène, pertinente et innovante. Véritable recherche esthétique lourde de sens. Les témoignages se mêlent à des images d’archives. Aux témoignages filmés avec netteté, contrastent les discours politiques et des images médiatiques pleines de grains, telles des vidéos de surveillance. Le témoignage authentique s’oppose au discours factice véhiculé dans le pays. Des montages à l’esthétique pop viennent déconstruire le discours politique et apporter une plus-value à la fois esthétique et accusatrice (voir ci-dessous). Certaines scènes sont déstructurées, à l’image de la société dépeinte dans ce documentaire anonyme.
Troublant, surtout, par les questions pertinentes qu’il pose. Le documentaire met en parallèle les évolutions politiques de la société argentine. Des images de répression, de soldats lors de la guerre, des lits de camps défilent à l’écran, avec en bruit de fond les commentaires radio de l’époque. Avec l’arrivée au pouvoir de Raul Alfonsin en 1983, c’est l’avènement de la démocratie, et supposément la fin de la violence. On juge les répressions abusives lors de la guerre sale, avec des images d’archives du procès. On crée la CONADEP, Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (on compte alors entre 10 000 et 30 000 disparus). L’espoir d’un renouveau frappe à la porte. Et pourtant, 20 ans plus tard, rien n’a changé. La démocratie n’a pas mis fin aux violences. Massacres (celui de Budge le 8 mai 1987), répressions policières, contrôle de certaines classes sociales, dérives sécuritaires, et surtout, des disparitions. Maçons (Julio López), enfants, étudiants ont été enlevés, on suppose par la police. Le documentaire s’ouvre sur l’histoire de Luciano Arruga, un adolescent pauvre de Buenos Aires, enlevé après avoir refusé de voler pour le compte de la police. Des témoins l’ont ensuite vu se faire torturer par la police. Après cet événement, l’adolescent n’a plus donné de nouvelles. Sa mère et sa soeur témoignent, et réclament la vérité.
Manifestations et répression policière dans les quartiers argentins.
Dans ce documentaire, la parole n’est pas donnée à ceux qui détiennent le pouvoir. La parole qui nous est offerte, c’est la voix bouleversante des familles des disparus. Nunca digas nunca a le grand mérite de nous pousser dans nos retranchements, de lever le voile sur des injustices, et de poser des problématiques éminemment profondes sur le système politique argentin. Comment montrer ce qui a été occulté pendant des années ? Pourquoi la disparition d’un ouvrier, d’un étudiant ou d’un gamin de quartier est-elle nécessaire ? Et qui tient les rênes du pouvoir, la police, les médias, ou les politiques ? Les réalisateurs, anonymes, de ce documentaire, multiplient les questions et les constats horrifiques : avec le temps et l’habitude, cette répression s’oublie. L’état de violence s’impose naturellement, la justice n’est pas rendue. Seul règne le silence de l’impunité.
Après ce visionnage éprouvant, Nunca digas nunca nous laisse face à nos doutes. Et sur ce constat alarmant : la démocratie n’a pas les vertus salvatrices qu’on veut bien lui prêter. Ce n’est pas un rempart à la violence, aux répressions et aux massacres. Le documentaire pose une question simple, mais troublante : est-ce vraiment dans ce monde que nous voulons vivre, Argentins mais aussi la communauté internationale ? La réponse laisse de l’espoir : il reste des citoyens qui descendent dans les rues, avec une simple revendication : vivre libre dans la dignité.
Projection le vendredi 11 mars, à 19h, au cinéma Jean Eustache, à Pessac, à l’occasion des 33ème rencontres du cinéma latino-américain.