Matthieu Perrein s’évertue depuis dix ans à agiter le monde bordelais des musiques électroniques.Ce savant fou, adepte du collectif et du beatmaking, a créé le label Banzaï Lab en 2008. Les 4 et 5 mai prochains, il fêtera la première décennie de son laboratoire musical. Portrait.
Ce mardi matin, accoutré d’une veste en cuir et d’un jean déchiré au genou façon Kurt Cobain, Matthieu Perrein débarque avec cinq minutes de retard. Point d’impolitesse pour cet hyperactif : il avait pris soin de prévenir de son contretemps. Œil fatigué, visage marqué, bonnet vissé sur la tête pour faire l’économie d’un éventuel coup de peigne. Le masque affiché par le trentenaire est trompeur. Il a tenu à travailler le plus tard possible sur un dossier de subvention à rendre très prochainement. Assis à la table d’un café de la place du Parlement, en plein centre de Bordeaux, Matthieu Perrein enchaîne sur la genèse du label. « À la base je n’aimais pas trop la musique électronique » avoue-t-il. La confession peut surprendre pour quelqu’un qui co-pilote aujourd’hui une structure devenue une référence dans le domaine.
Famille de mélomanes. Mère musicienne. Cousin et frère tombés très jeunes dans la pratique de la batterie et des percussions. Le terreau était déjà fertile. « Enfant, je me réveillais avec Pink Floyd, Miles Davis et John Coltrane« , se souvient-il en sirotant son café. Dès le plus jeune âge, il étudie le saxophone. À l’adolescence, il se produit au sein des deux grandes formations jazz bordelaises, l’Abracadaband et le Big Band Gironde, avec lequel il enregistrera un disque. À 14 ans, les sirènes du rock ont raison de lui. Il laisse tomber les anches pour les cordes. Guitare basse dans les mains, il monte le groupe Carcan’Abyss. Du rock au dub, en passant par le ska et le reggae, le groupe se cherche. Matthieu aussi. Il prend une claque en écoutant la bande originale du film de Jim Jarmush en 1999, Ghost Dog : la voie du samouraï. Sa voie ? Matthieu Perrein commence à la trouver. Le hip hop instrumental et orientalisé de RZA du Wu Tang Clan est un choc pour le jeune homme. Au même moment, il écoute les différents projets des rappeurs et des producteurs d’IAM. Le groupe marseillais partage une passion commune pour les arts martiaux japonais avec l’architecte du Wu-Tang. Un tropisme qui ne le lâchera pas. Il découvre l’électronique sophistiquée et jazzifiée d’Amon Tobin, Dj et musicien brésilien, signé sur un label, flanqué d’un nom aux références extrême-orientales : Ninja Tune !
Au service du collectif
Matthieu débarque dans le bureau du label, installé dans un vieil immeuble bordelais, à deux pas de la place de la Bourse. Coup de fil, écriture de mail, rédaction de projet, chacun est derrière son téléphone ou son ordinateur. L’équipe du label est à pied d’œuvre pour préparer l’événement du mois de mai et autres affaires courantes. Dans un coin de la pièce, des cartons sont remplis de vinyls et de CD. Supports désuets ? Toujours pas ! Matthieu a usé nombre de platines pour découvrir des artistes tels que Asian Dub Fundation. À leur écoute, il est définitivement conquis par la musique électronique. « Pour moi ça a été une forme de libération (…). Pouvoir dépasser les clivages entre musiques électroniques et musiques instrumentales ». En 2004, il décide de créer son propre collectif, nommé United Fools, traduit littéralement par « les idiots unis ».
Et pourtant, rien d’idiot dans la démarche du garçon : réunir de très bons musiciens autour de lui et abandonner sa propre pratique instrumentale au profit des machines et des ordinateurs. La flûte croise le sitar indien, le saxophone croise les « beats » électroniques. « Il n’était pas directif, mais plutôt une vraie force de proposition. Du coup, il s’imposait, car les autres proposaient moins de choses« , se rappelle Édouard Lhoumeau, ancien membre du collectif. « J’étais l’initiateur du projet mais j’essayais de faire en sorte que chaque musicien puisse s’exprimer à l’intérieur du groupe« , complète-t-il, le regard vissé sur son ordinateur, « un projet magnifique et sublime dans la démarche mais professionnellement utopique ».
Cette utopie, il tente quand même de la formaliser. En 2006, il enferme ses idiots unis dans un asile, qu’il écrit A.S.I.L, acronyme de l’association de soutien aux inventions libres. « Un nom creux qui permet tout ! « , plaisante-t-il. Cette structuration permet au groupe de mieux gérer l’organisation des nombreux concerts. Deux ans plus tard, le groupe veut sortir son premier album. La création d’un label devient une évidence. Banzaï Lab est né. Le titre de la première livraison discographique d’United Fools, « What doesn’t kill you… » (ce qui ne te tue pas te rend plus fort, ndlr) apparaît à posteriori comme le leitmotiv du label.
17 millions d’écoutes en streaming
Et ce qui a rendu Banzaï Lab plus fort, c’est tout l’écosystème que Matthieu Perrein a su créer autour de lui. « Matthieu a rencontré beaucoup d’acteurs culturels et politiques pour monter sa structure« , indique Édouard Lhoumeau. En 2009, il crée le groupe Smokey Joe and the kid. Le duo est le fer de lance de l’identité du label. Mais le garçon la joue modeste et surtout collectif. Ce dernier mot revient régulièrement dans ses paroles. « Il fonctionne beaucoup dans le collectif. C’est un acteur politique et social, ça lui plaît d’avoir ce rôle« , assure Édouard Lhoumeau. Celui qui se désigne « Label manager bénévole » ne souhaite pas personnaliser son « bébé ». Quand bien même il en revendique une paternité partagée, il est le moteur, le fil conducteur, le savant fou d’un laboratoire musical « de province », comme il se plaît à le qualifier.
Il aime citer les gens qui ont œuvré à la longévité de ce qu’il considère aussi comme un outil. Il voit bien une évolution du label vers un autre type de statut juridique différent du modèle associatif. « J’aurai peut-être la légitimité d’avoir une place de directeur, mais je ne le ferais pas juste pour ça« , évoque-t-il. Matthieu insiste encore et toujours sur l’idée d’œuvrer pour la collectivité. « Je n’ai jamais touché les royalties avec Smokey Joe and the kid jusqu’à présent, parce que je les réinvestis au sein du label« , souligne-t-il, « j’estime que c’est un engagement personnel et collectif« .
Un investissement qui porte ses fruits : en 2017, le label a enregistré 17 millions de vues et d’écoutes en streaming et a vendu plus de 10 000 albums digitaux. Résistant aux prédictions de Cassandre qui le voyaient sombrer avec une crise du disque déclarée irréversible, le label pousse toujours le même cri : Banzaï ! « Ça signifie aussi longue vie ou dix-mille ans » précise Matthieu Perrein. Dix-mille ans ! Pas sûr que l’on soit encore là pour fêter une telle longévité.