Anciens Gilets jaunes, étudiant·es ou fonctionnaires, iels sont plusieurs dizaines à avoir rejoint les rangs des manifestations spontanées dites « sauvages”. À Bordeaux, cinq de ces militant·es qui reprennent les codes des « black blocs” se sont livré·es à nous aux abords de la manifestation du 28 mars.
En fin de manifestation intersyndicale, ils font sécession avec le cortège et s’emparent de la rue. À la tombée de la nuit, en semaine, iels surgissent de l’ombre pour enflammer la ville. Depuis le recours à l’article 49.3 par Elisabeth Borne et l’arrêt des débats à l’Assemblée sur la réforme des retraites, ces manifestant·es spontané·es multiplient les rassemblements en France.
Initiés à Paris, ces cortèges de jeunes très mobiles ont fait du bruit (et du feu) à Marseille, Lyon, Rennes, Rouen, et même dans de plus petites villes comme Dijon et Nancy. Plus récemment, les images de la porte de la mairie de Bordeaux, incendiée lors de l’une de ces manifestations « sauvages », ont fait le tour du monde.
Il semblerait que les pratiques traditionnelles des “blacks blocs”, manifestant·es cagoulé·es et revêtu·es de noir, présents dans les luttes depuis plusieurs dizaines d’années, aient inspiré les opposant·es à la réforme des retraites. Ludivine Bantigny, historienne spécialiste des mouvements sociaux, affirmait sur BFM TV le 23 mars dernier : “Ces personnes ont une forte autodétermination. Ils estiment que la violence d’Etat va au-delà de cette contre-réforme. […] Les manifestants ressentent le régime français comme autoritaire. Ils ont le sentiment qu’on piétine leurs acquis sociaux.” De l’ancien militant pacifiste CGT au jeune primo-manifestant, iels sont en effet nombreux·ses à considérer la violence comme seul moyen de se faire entendre, après plusieurs mois de manifestations déclarées qu’iels jugent inefficaces.
Depuis les années 1980, le « bloc noir” est associé par les politistes à une gauche radicale à tendance anarchiste. Seulement, depuis deux semaines, ses rangs se sont mélangés à ceux de nouveaux·elles manifestant·es, aux profils hétérogènes. Qualifié·es de « black bourges” par Gérald Darmanin sur le plateau de Cnews le 24 mars dernier, pour leurs supposées origines sociales favorisées, ces dissident·es n’en cachent pas moins un idéal commun de société, en rupture avec la démocratie représentative actuelle.
Nous avons rencontré cinq membres de la « sauvage” bordelaise, en marge du cortège ou dans leur QG : la fac occupée de la Victoire. Iels évoquent leur parcours militant, leurs motivations, leurs regrets et leur idéal de société.
Léa*, 32 ans, fonctionnaire
“J’ai beaucoup d’amis qui, avant, manifestaient calmement en chasuble CGT, mais qui, aujourd’hui, ont décidé d’aller en tête de cortège »
« J’ai fait toutes les manifestations depuis le début du mouvement pour les retraites. C’était très bien qu’il y ait du monde aux intersyndicales, ça a permis de montrer qu’on a fait les choses dans les règles de l’art. Mais ils se foutent de notre gueule. Macron a jeté de l’huile sur le feu en parlant au “13 heures” à nouveau, c’est normal que le peuple en ait marre. Moi je fais des graffitis mais je ne mets pas le feu, en partie à cause de mon travail en tant que fonctionnaire.
C’est chiant pour tout le monde de mettre le feu aux poubelles. On est désolés de faire ça en vrai. Malheureusement, cela fait plus de bruit que 3 millions de personnes dans la rue. Il faudrait peut-être qu’on brûle la préfecture pour se faire vraiment entendre, tant que ça reste matériel.
J’étais à Sainte-Soline. C’était une boucherie, je ne dors pas bien depuis. J’ai plusieurs amis qui ont été salement blessés, j’ai vu des gens défigurés. Je ne pense pas en ressortir indemne.
La répression policière attise la haine, ce genre d’escalade ne se voit qu’en France d’ailleurs. Je suis proche des syndicats. J’ai beaucoup d’amis qui manifestaient calmement en chasuble CGT, mais qui, aujourd’hui, ont décidé d’aller en tête de cortège. »
Malka*, 23 ans, étudiante en master de sociologie
“La manifestation sauvage est une manière de s’exprimer hors du cadre institutionnel traditionnel”
« Je suis née à Paris et j’ai vécu à Belleville. Je viens d’un milieu socio-culturel aisé. Ma mère est productrice de cinéma et mon père venait d’une grande famille bourgeoise.
Je suis politisée à gauche sans être affiliée à un parti, avec une inspiration autonome et anarchiste. J’étais dans le Lycée Autogéré de Paris, c’est là que j’ai développé ma culture militante. J’ai commencé par Nuit debout en 2016, puis j’ai continué avec l’occupation de la fac de Tolbiac en 2018. J’ai aussi un peu participé au mouvement des Gilets jaunes.
J’ai la culture parisienne des manifestations sauvages. Avec un ami, nous avons lancé le mouvement à Bordeaux. C’est une manière de s’exprimer hors du cadre institutionnel et traditionnel. C’est un espace de lutte libre et puissante. Je suis ravie que cela fasse peur, même si je ne crois pas trop à la potentielle « révolution » dont tout le monde parle. Pour moi, les manifestations sauvages sont avant tout des endroits de rencontre, comme cette fac occupée. »
Gaspard*, 21 ans, étudiant en licence d’informatique
“Le déni démocratique dont le gouvernement a fait preuve m’a rempli d’une rage qui n’a fait que me radicaliser”
« Je suis né à Paris dans une famille bourgeoise de parents artistes parisiens.
J’ai toujours été un électeur de gauche mais je suis un manifestant récent. Mon parcours militant a commencé cette année dans les intersyndicales contre la réforme des retraites. J’évoluais dans le cortège étudiant quand j’ai été embarqué par hasard dans une manifestation sauvage. J’ai ressenti l’expression pure de la colère, dans une spontanéité qui m’a beaucoup touché. J’ai eu l’impression de participer à quelque chose qui pouvait aboutir, par l’ampleur du mouvement. C’est ce qui m’a convaincu de continuer.
Le déni démocratique dont le gouvernement fait preuve m’a rempli d’une rage qui n’a fait que me radicaliser. Les gens ne brûlent pas les poubelles pour le plaisir, c’est la violence qui vient du gouvernement à la base. Le rapport de force est déséquilibré. Emmanuel Macron a pu délibérément ignorer les trois millions de personnes dans la rue, mais il ne pourra pas ignorer la violence. Avec les blocages et les grèves, c’est la seule pression active qui pourrait faire bouger le gouvernement. La casse est une manifestation brute de la colère de personnes qui se sentent complètement ignorées et qui ne savent plus quoi faire pour qu’on les écoute.
Je ne crois pas en la démocratie représentative, je suis pour la démocratie participative avec de vrais leviers pour le peuple. Il me semble que la seule solution est la communauté locale et le relationnel humain. »
Romain*, 18 ans, maraîcher
“Je n’aime pas dire “ACAB”. Je pense qu’il y a de bons flics. Ce sont des hommes, comme nous. C’est l’institution qui est à changer et les ordres qui leur sont donnés”
« Je suis né à Compiègne et j’ai grandi à Paris. Ex-champion d’Aquitaine de boxe anglaise, je suis aujourd’hui maraîcher.
Je suis né dans une famille de punks. J’ai beaucoup lu sur les différents mouvements politiques et celui qui me correspond le mieux est l’anarchisme. J’y aime l’absence de chef, et que le pouvoir revienne au peuple.
J’ai toujours été en manifestation sauvage, je suis même allé vivre à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à l’époque. Là je m’apprête à aller dans une ZAD vers Dax.
Je n’aime pas les manifestations intersyndicales. C’est en faisant peur qu’on peut se faire entendre. Cela passe par des actes illégaux comme brûler des poubelles ou faire des blocages. Depuis le début du mouvement spontané, les anarchistes évoluent avec les antifascistes. On s’entend plutôt bien politiquement.
Je n’aime pas dire “ACAB” [All Cops Are Bastards, “Tous les policiers sont des salauds”, NDLR]. Je pense qu’il y a de bons flics. Ce sont des hommes, comme nous. C’est l’institution qui est à changer, et les ordres qui leur sont donnés. La suite ? Je la pressens pire que Mai 68. Ce soir, je vais à la sauvage et je prends un bouclier et une barre de fer. »
Damien, 36 ans, travaille dans l’informatique, ex-Gilet jaune
« Le but de la violence est seulement d’opposer une résistance. On est dans un schéma où toutes les autres formes de lutte n’ont aucun effet.«
« J’habite à Fontay, dans le Sud-Gironde. Je monte à Bordeaux dès que je peux en posant des jours pour aller manifester. Sinon, je travaille dans un studio informatique.
J’avais l’habitude, même avant les Gilets jaunes, de faire des manifestations dites “sauvages”. Pour moi, c’est le seul mouvement qui permet d’attirer l’attention. C’est une forme de lutte de longue haleine. Il n’y a plus le choix. Je ne manifeste même plus seulement pour les retraites, mais aussi pour la fin de la Ve République. Le but de la violence est d’opposer une résistance. On est dans un schéma où toutes les autres formes de lutte n’ont eu aucun effet.
Je n’étais pas à la mairie jeudi soir. Je trouve ça un peu dommage, surtout que Pierre Hurmic est d’EELV. Je suis aussi passionné d’histoire et cela me fend le cœur de voir brûler ce monument historique. Mais cela reste quelque chose de très fort symboliquement. C’est l’incarnation d’une colère très forte contre les institutions.
Il y a un nouveau modèle de démocratie à façonner, à la fois participative et représentative. Le présidentialisme à la française est perdu. Ce n’est pas normal d’être dans une situation comme celle actuelle où il n’y a aucun contre-pouvoir. Je pense qu’il faut décentraliser le pouvoir et avoir des prises de décision au niveau régional.
Même si ce mouvement contre les retraites n’aboutit pas, cela sera comme les Gilets jaunes : une brique de plus dans ce qu’il faut construire pour la suite. »
* Les prénoms ont été changés.
Zeina Kovacs @ZeinaKovacs