Disparus des radars médiatiques, les Gilets jaunes sont aujourd’hui invisibles. Alors que la mobilisation sociale contre la réforme des retraites agite le pays depuis janvier, leur mouvement n’a pas retrouvé l’effervescence d’autrefois. Ont-ils manqué une occasion en or ? Dans l’ombre des syndicats, ils n’ont en réalité jamais abandonné leur combat.
En cette huitième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, quelques taches jaunes transpercent la foule de chasubles rouges massée place de la Bourse à Bordeaux. « Je n’avais même pas remarqué qu’il y avait des Gilets jaunes », avoue une manifestante lancée derrière les cortèges syndicaux de la CGT, FO et CFDT. Ils sont pourtant bel et bien présents aux côtés des manifestants, mais leur grand « retour » annoncé le 7 janvier ne s’est pas concrétisé.
Moins de mobilisés sur le terrain
« On a moins de mobilisés qu’avant, ça c’est sûr » concède Patrick Youf, gilet jaune de la première heure. À l’angle du cours d’Albret et du Tribunal de Bordeaux, il siège sous le barnum installé par le collectif de Bassens pour une opération tractage. En Nouvelle-Aquitaine, les Gilets jaunes de Bordeaux, de Bassens, de Samazan et de Villeneuve-sur-Lot comptent parmi les irréductibles. Ils n’ont jamais cessé le combat.
« Leur mobilisation s’est poursuivie, mais pas avec la même ampleur, ni la même intensité qu’en 2019 » note Magali Della Sudda, chargée de recherche au CNRS et membre du Centre Émile Durkheim de Sciences Po Bordeaux. Dès l’été 2019, le mouvement s’est essoufflé. Les violences policières, les arrestations et les amendes ont peu à peu eu raison de la vague jaune. L’année suivante, l’interdiction de manifester et les confinements induits par la pandémie du Covid-19 ont mis un sérieux coup d’arrêt au mouvement.
S’il est trop tôt pour avoir des données statistiques de leur mobilisation contre l’actuelle réforme des retraites, beaucoup défilent dans les manifestations actuelles. Mais tous ne revêtent pas l’étendard jaune. « Certains ne portent plus leur gilet de peur d’être pris pour cible », explique Myriam Eckert, membre du mouvement et conseillère municipale pour le collectif Bordeaux en Luttes. Mains arrachées, yeux éborgnés… Les violences policières résonnent comme autant de plaies ouvertes dans les esprits et les corps des manifestants. En 2018 et 2019, Amnesty International avait épinglé la France à plusieurs reprises pour son « recours excessif à la force par des policiers ».
L’enthousiasme laisse place à la déception
En janvier, beaucoup se sont enthousiasmés du nouvel élan populaire initié par les syndicats. Après tout, la lutte contre la réforme des retraites, comme celle contre la hausse des taxes sur les carburants en 2018, est au cœur de leurs revendications. Pour la politiste Magali Della Sudda, « c’est à l’aune de ce mouvement social que les Gilets jaunes ont réactivé leur engagement ». Certains qui s’étaient éloignés du mouvement ont saisi cette occasion pour revenir dans le combat. « On s’est dit ça y est, les gens ont compris, ils sont dans la rue », se remémore Myriam Eckert, également cofondatrice du collectif bordelais Jaunes Etc.
Pourtant, deux mois après, la déception domine dans les rangs. Le vieux bras de fer entre les syndicats et les Gilets jaunes s’est réveillé. « La misère sociale ne se limite pas à la question des retraites », tonne la conseillère municipale. C’est pourquoi le mouvement appelle à une refonte globale d’un système jugé anti-démocratique… qui regroupe aussi les corps intermédiaires. « Les syndicats n’arrivent pas à étendre leurs revendications. Ils demandent de bloquer le pays pour une seule réforme, c’est complètement absurde ! », s’exclame Myriam Eckert. Pouvoir d’achat, chômage, démantèlement des services publics, loi immigration… Pour les Gilets jaunes, les mobilisations sociales doivent s’inscrire dans la durée et multilatéralement. « Que la réforme des retraites soit votée ou non, la misère sociale sera toujours là. Et où seront les syndicats à ce moment-là ? », lance-t-elle non sans ironie.
Une critique que partagent des syndiqués, d’ailleurs nombreux dans les rangs des Gilets jaunes. Nadia, enseignante à Cenon et adhérente à la CGT Educ’Action depuis dix ans, les a rejoints en décembre 2019, sans pour autant abandonner son action syndicale. « Je suis restée pour faire changer les choses de l’intérieur. Je crois en la convergence des luttes. »
Penser global, agir local
S’il continue d’exister, le mouvement des Gilets jaunes ne mobilise plus autant à l’échelle nationale. C’est surtout via des actions localement ciblées qu’il continue de perdurer. Dès la fin du confinement, le collectif de Bassens a repris la valse des ronds-points, ainsi que les blocages à l’occasion de la mobilisation contre la réforme des retraites. À Bordeaux, Jaunes Etc. continue les rassemblements place de la Bourse tous les samedis. En novembre dernier, un travail de restitution des 364 cahiers de doléances girondins nés du grand débat national lancé par Emmanuel Macron en 2019 a même été initié par l’association Pourquoipas33. De quoi continuer à faire vivre l’aventure Gilet jaune, qui avait rencontré un écho inattendu dans le Sud-Ouest, dès les premiers instants de la mobilisation le 17 novembre 2018.
« À l’image de Mai 68 et de Nuit debout, je pense que le mouvement Gilet jaune a fait son temps. S’il doit y avoir un nouveau sursaut, ça ne sera pas nous », avance Jean-Paul, ancien ouvrier de scierie venu spécialement de Charente-Maritime pour cette nouvelle journée de mobilisation. Son camarade du collectif de Bassens, Patrick Youf, partage cet avis. « Le mouvement est mort, mais on continuera à se battre. Ce qui est sûr, c’est qu’on est rentrés dans l’histoire. »
Izia Rouviller @izia_rouviller