La Justice, une activité économique ? Sûrement, mais pas comme les autres.La place que l’argent y occupe était déjà posée, il y a 350 ans : « Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide », écrivait Blaise Pascal. Son propos (provocateur) a été soumis à trois jeunes avocats du barreau bordelais.
Sory Baldé, qui exerce depuis 4 ans place Bir Hakeim, s’amuse de la pensée de Pascal: « Ce qui me motive, c’est le dossier. Un client peut me payer très cher, si son affaire ne m’intéresse pas, je ne la prends pas. De toute façon, j’y mettrais moins de coeur que si le sujet me passionne« .
Sory Baldé est inscrit aux permanences pénales, à l’Ordre des avocats bordelais, tout comme 200 autres confrères, prêts à être commis d’office, c’est-à-dire désignés par le bâtonnier lorsqu’un justiciable n’a pas choisi de Conseil. Bénédicte Impérial, dont le cabinet se trouve rue des Frères Bonie, est de ceux-là. « Nous n’avons toujours pas été payés sur l‘Aide Juridictionnelle en 2016″, rappelle-t-elle, pour ce qui concerne le « paiement à l’avance » évoqué par Pascal, en l’occurrence des forfaits plus que tardifs versés par l’Etat aux justiciables dont les moyens sont modestes.
Ce que confirme sa consœur Anaïs Saulnier, 31 ans, et 4 ans d’expérience : « Nous ne sommes payés que quand la greffière nous donne l’attestation de fin de mission (AFM). Ce qui veut dire souvent après des mois. Puis il faut de 6 à 10 semaines pour recevoir effectivement l’argent… »
Mais au fait, de combien d’argent s’agit-il ? Pour un commis d’office, il existe un barème : 300 euros HT (hors taxe) pour une garde à vue, 212 euros HT pour une comparution immédiate. Ce qui est peu, même si ce barème a évolué en 2016, suite au combat mené par la profession, au moment où le ministère de la Justice souhaitait que les avocats financent l’Aide Juridictionnelle en créant une « cagnotte » à partir de leurs honoraires. « Parce qu’en réalité, il faut diviser ces montants au moins par deux, car il faut payer les locaux, les charges, etc., »précise Anaïs, qui exerce rue Judaïque. Au final, son salaire mensuel ne dépasse pas les 2 000 euros.
D’autant que ces montants, très faibles au regard de ce que des Conseils de renom peuvent facturer (leurs honoraires sont libres), ne sont pas garantis. « Avant la comparution immédiate, le prévenu est déféré devant le procureur. S’il est convoqué à une date ultérieure et qu’il ne rappelle pas, nous ne sommes pas payés », ajoute la jeune avocate, qui peut ainsi consacrer une journée à travailler gratuitement. Son confrère et camarade de promotion, Sory Baldé, s’occupe, lui, de justiciables qui offrent encore moins de garanties, à savoir les étrangers en situation irrégulière :
Pour eux, l’Aide Juridictionnelle est de droit. D’abord pour la procédure devant le tribunal administratif afin de contester l’arrêté du préfet, puis celle qui les conduit devant le juge des libertés. Là encore, il existe un barème: 94 HT par dossier. « Pour 48 heures de travail, même si ce n’est pas en continu« , précise Sory, qui regrette par ailleurs le cliché qui colle aux commis d’office : jeunes et pas bons.
« Il y a des commis d’office au-delà de 40 ans, reprend Bénédicte Impérial, donc expérimentés. Mais ça demande de mettre le cabinet en stand-by durant une journée, ce que l’on peut moins se permettre quand l’affaire est plus développée« . Anaïs Saulnier remarque pour sa part que les jeunes avocats montent leurs cabinets de plus en plus tôt, et ne passent plus par l’étape de la collaboration, c’est-à-dire celle où l’activité de commis d’office est la plus importante.
« On pense qu’un avocat qui ne gagne pas bien sa vie n’est pas bon, poursuit-elle. Moi, je pense le contraire. C’est peut être aussi une question de conscience. On peut avoir du mal à facturer les gens qui n’ont pas beaucoup d’argent ». Elle l’affirme avec conviction : aujourd’hui, on ne fait pas ce métier pour s’enrichir. « Si on fait le rapport entre les heures faites et ce que l’on gagne, c’est un métier mal payé« , dit la jeune femme qui estime son temps de travail quotidien entre 10 et 12 heures.
« On pense qu’un avocat qui ne gagne pas bien sa vie n’est pas bon. Moi, je pense le contraire »
Si ce n’est pas l’argent, qu’est-ce qui anime ces jeunes professionnels, qui reconnaissent faire aussi du civil pour faire tourner la boutique ? Pour Bénédicte Impérial, c’est la passion, l’urgence ; être bon, autant sur la procédure que sur le fond. L’argent dont Pascal fait mention, elle n’en parle jamais « par avance » ; car dans la comparution immédiate, elle va droit au but, à savoir définir la meilleure stratégie pour son client. « Qu’il dise merci après l’audience, c’est le plus beau cadeau que vous pouvez avoir« , dit-elle.
Anaïs Saulnier met également en avant l’adrénaline que provoque le pénal, son côté grisant. « Vous avez le dossier à 11 heures et quatre heures pour découvrir une personne. C’est hyper intéressant. La plus grande joie, c’est de savoir que l’on a pesé sur la décision. Parce qu’on a l’impression que dans 80% des cas, le tribunal a déjà pris sa décision« .
Sory Baldé ne pense pas autre chose, lui qui s’est spécialisé dans la clientèle la plus démunie, les étrangers en provenance des pays en voie de développement. « Mais vous savez, les avocats plus expérimentés font aussi du commis d’office. Car c’est là que se trouvent potentiellement leurs futurs clients« , relève-t-il.
Les mêmes barèmes sont appliqués à tous, dans la défense des plus modestes. Pour les plus nantis, en revanche, la notoriété d’un avocat est monétisée. Aussi en vient-on à penser que la justice, au sens non institutionnel du terme, semble plus équitable quand l’argent n’est pas au centre des débats.