Il est midi à Bordeaux. Le ciel est bleu mais la colère gronde. Midi, c’est l’heure qu’ont choisi magistrat∙es, avocat∙es, greffier∙es, pour se rassembler ce mercredi 15 décembre. L’événement est inédit. Tous∙tes ont répondu à l’appel des deux principaux syndicats de magistrat∙es, l’Union Syndicale des Magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la Magistrature (SM).
Cette manifestation commune est une première, pour faire entendre la voix d’une justice exsangue, au bord du burn-out. Elle fait suite à une tribune publiée dans le journal Le Monde du 23 novembre, dénonçant la souffrance au travail et la perte de sens de la grande famille judiciaire, et signée par plus de 6500 personnes tous corps confondus. La manifestation de Bordeaux, ville nationale de la magistrature, fait écho à une vingtaine de rassemblements devant les plus grandes juridictions du pays. A 12h30, 300 magistrat∙es sont massé∙es sur les escaliers du Tribunal Judiciaire de Bordeaux. A leurs côtés, avocat∙es et auditeur∙ices de justice se tiennent debout, et réagissent, tantôt avec colère, tantôt avec ferveur à la lecture, devant la presse, de la motion votée par les magistrat.es du tribunal judiciaire de Bordeaux.
Un plaidoyer pour plus de moyens.
Malgré une hausse de budget de 8 % annoncée par le Garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, les faits sont là. La justice française est classée 14ème sur 27 pays européens en terme de budget. Une « clochardisation » de la justice que dénonçait déjà en 2016 l’ex-Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas. Ce constat agace d’ailleurs Bertrand Lux, avocat au barreau de Bordeaux : « La justice est l’enfant pauvre de la France. Nous sommes l’un des pays les moins bien dotés en magistrats, en moyens techniques, matériels. Certes Eric Dupond-Moretti a annoncé une augmentation du budget, mais au-delà de ça, ce qui ne va pas, ce sont les tentatives de réformes de déjudiciarisation, et aussi de distanciation entre le justiciable et les juridictions. »
Une analyse partagée par Louise Lagoutte, déléguée régionale du syndicat de la magistrature sur la cour d’appel de Bordeaux, qui alerte sur le manque de moyens humains : « Lorsque l’on doit passer trente prévenus dans l’après-midi parce que nous ne sommes pas assez pour tenir plus d’audiences, c’est un problème de moyens. ». D’autant que le budget augmenté, annoncé par le Garde des Sceaux, l’a été « pour payer des contractuels qui ne remplacent pas des magistrats, et la grande partie du budget est absorbée par la pénitentiaire » selon Marie-Noëlle Courtiau-Duterrier, vice-procureure de la République.
Pour l’ensemble des magistrat.es, la seule réponse à apporter au manque de moyens humains est l’ouverture de plus de places en formation à l’École Nationale de la Magistrature (ENM). Une réclamation portée également par les jeunes de l’école bordelaise. Pour Louise Lagoutte, la réponse du ministère est insuffisante : « Le ministère nous envoie des sucres rapides, des vacataires. Mais ce ne sont pas forcément des juristes. Ce n’est pas une réponse à long terme et même à court terme, nous n’avons pas suffisamment de temps pour les former, pour cibler les bons profils. Pour vraiment nous aider, il faut recruter des fonctionnaires que l’on prend le temps de former, des magistrats qui passent par l’école de la magistrature, et des greffiers qui passent par l’école des greffes. »
Réquisitoire contre une justice inhumaine.
Les manifestant.es réclament également le retour d’une justice plus humaine. Pour Bertrand Lux : « les dossiers sont gérés comme des stocks. Il y a une déshumanisation de la justice, mais elle n’est pas une entreprise ». Au risque évident de mal juger les justiciables, pour Louise Lagoutte : « Quand on traite des dossiers tard le soir, trente dans l’après-midi, on juge moins sereinement, plus vite, on juge moins bien. »
Ce qui inquiète aussi Marie-Noëlle Courtiau-Duterrier : « Aujourd’hui, nous avons atteint un point de non-retour quant aux audiences nocturnes. Les affaires correctionnelles où l’on juge les affaires pénales se terminent à plus de 21h. Les audiences sont surchargées ».
Une demande de justice réhumanisée pour les justiciables donc, mais également pour celles et ceux chargé∙es de la rendre. Pour la vice-procureure syndiquée USM, il y a urgence, « Les audiences sont surchargées. Combien de temps ce système va-t-il tenir avant de s’effondrer ? Nous sommes à quelques mois des présidentielles, je crois qu’il est temps que notre gouvernement et les futurs candidats se saisissent de la question de l’autorité judiciaire. Si elle s’affaisse, l’État de droit aussi ».
@VivienLatour