L’Iran n’avait pas connu de manifestations aussi massives depuis les élections contestées de 2009. Le régime des mollahs serait-il en train de vaciller ? « Totalement libre de protester » selon le président Rohani, ils sont pourtant des dizaines à s’être fait tués par la répression policière en janvier. Ohmid Yekta*, traducteur et journaliste iranien en exil à Bordeaux, explique en quoi cette crise était prévisible.
Vous êtes journaliste, et vous êtes parti du pays en septembre 2016, bien avant l’embrasement actuel. Qu’est ce qui vous a poussé au départ ?
J’ai décidé de partir de moi-même plutôt que d’y être forcé plus tard. Le problème pour un journaliste en Iran, c’est qu’il est très difficile de savoir quelles sont les limites à ne pas franchir, ce qu’on a le droit de raconter ou non. On avance tout le temps dans l’obscurité. En travaillant un jour sur un sujet que l’on considère comme « bidon », il est tout à fait possible que l’on finisse enfermé le lendemain à cause de ça. Des sujets culturels peuvent devenir très politique. Ça a été le cas du rock contestataire, longtemps produit et écouté clandestinement. De même, tout article ayant trait à la religion ou aux divisions entre mollahs représente un grand risque.
Avant mon départ, ma situation professionnelle était encore stable, je travaillais principalement en tant que « fixeur » pour des journalistes étrangers, majoritairement francophones, en leur fournissant des sujets. Lorsque Rohani est arrivé au pouvoir, c’était le moment pour moi de partir. Je savais qu’en continuant, un jour ou l’autre, mon identité serait dévoilée et que les sujets que j’ai couvert mettrait en danger ma famille et moi-même.
Comment interprétez-vous le soulèvement populaire qui gagne les grandes villes du pays depuis la fin 2017 ?
En lisant des articles sur les causes des manifestations récentes, je m’étonne de voir les analyses passer à côté de l’essentiel : il y a une politique de néo-libéralisation qui s’est mise en place avec le président Rohani, sous l’impulsion du Fonds monétaire international (FMI). Quelques jours avant les manifestations, une délégation du FMI était venue à Téhéran pour évaluer la mise en place des réformes d’austérité économique, avant de publier son rapport. Personne n’en a parlé…
Ce qui s’est passé était donc tout à fait prévisible si l’on connait bien qui est Hassan Rohani. C’est un proche de l’ancien président Hashemi Rafsanjani, un grand business-man mort l’année dernière, et de son parti, « Les Serviteurs de la Reconstruction ». La politique que ces gens portent est celle de l’austérité économique et des privatisations massives, à l’opposé des aspirations du peuple qui demande la redistribution des richesses et la progression des droits.
À la fin des années 1980, Rafsanjani portait déjà des réformes néo-libérales après avoir écarté son rival à gauche, le Premier Ministre Mir-Hossein Mousavi, dont le poste fut supprimé par une réforme constitutionnelle. C’est ce même Mousavi qui deviendra leader de l’opposition à Ahmadinejad en 2009, avant d’être à nouveau écarté et placé en résidence surveillée.
L’embrasement actuel est-il aussi le résultat de la menace américaine de sortir de l’accord sur le nucléaire signé en 2015?
Je ne vois pas les choses de cette façon. L’existence d’un accord sur le nucléaire n’a jamais changé le quotidien des Iraniens. On a parlé d’un « Eldorado » pour les investisseurs étrangers qui voulaient rentrer sur ce marché quasi vierge, mais le peuple iranien se demande maintenant où est passé l’argent. L’accord n’a pas permis de créer plus d’emplois, et le coût de la vie n’a pas cessé de monter. La fin de cet accord ne changerait donc absolument rien pour les Iraniens, mais elle serait une erreur pour les Américains, principaux bénéficiaires de cette opération.
Aujourd’hui, le peuple comprend que le problème n’est ni celui de l’accord sur le nucléaire ni des sanctions économiques. Le problème, c’est l’absence de démocratie. Les Iraniens n’ont pas vu la couleur de l’argent que ces accords étaient censés ramener. A t-il été dilapidé dans les aventures militaires syriennes ou amassé par quelques personnes proches du pouvoir ? En tous les cas, les revendications de la population sont claires. Celles-ci sont d’ordre sociales et politiques : moins d’inégalités, l’établissement de libertés individuelles et de l’État de droit… Les promesses de la révolution de 1979 en somme.
Fait inédit, des femmes sont descendues dans la rue en mettant publiquement leur foulard au bout d’un baton. Qu’est ce que cet acte signifie pour le régime des Mollahs ?
Le cas de la première femme a avoir retiré publiquement son foulard est révélateur d’une grande défiance envers l’Etat. Elle l’a fait en plein jour sur un carrefour du centre de Téhéran, avant qu’un policier ne lui demande poliment de la suivre au commissariat en remettant son foulard, ce qu’elle n’a pas fait. D’autres femmes ont suivi l’exemple jusque dans les villes les plus traditionalistes, comme à Mashhad, où s’opposer à l’autorité religieuse représente un acte d’autant plus courageux. La population commence à comprendre qu’elle avait surestimé le pouvoir en place, et qu’il ne tient aujourd’hui plus qu’à un fil.
Autre exemple de cette crise de confiance extrême : Après le tremblement de terre qui a touché le pays en novembre dernier, le gouvernement a mis en place un appel aux dons en soutien des victimes. La population a préféré répondre à l’appel d’un professeur en sciences politiques, qui a récolté l’équivalent de quatre millions d’euros de dons en 72 heures. Cela signifie que les gens font plus confiance dans les capacités d’un universitaire à apporter de l’aide sur place, que dans celles du pouvoir. Contrairement à 2009, cette défiance est donc généralisée. Elle est à la fois économique, politique, sociale et religieuse, et se propage dans l’ensemble du pays. On se trouve maintenant dans l’attente prolongée de la fin du régime.
Propos recueillis par Luc Oerthel
*L’un des pseudonymes sous lequel il publie