Panser les plaies, prescrire des anticoagulants, poser des sondes urinaires, à première vue, ces soins réalisés au quotidien par le corps infirmier sont réglementaires. Pourtant, il s’agit là d’actes illégaux tolérés par la profession. Entre surcharge de travail et pénurie de soignants, les infirmier·es s’acquittent des missions qui incombent aux médecins.
“Je suis femme de ménage, curé, et DRH ! Je m’occupe de vider les pots de chambres et de recruter avec mes clients leurs futurs aides-soignants”. Accoudée à son bureau, Sylvie Carne peste. Infirmière libérale depuis 33 ans, elle subit de plein fouet la multiplication des tâches au quotidien dont celles qui ne font pas partie de son champ de compétences. Ce glissement de tâches affecte son travail, et elle n’est pas la seule.
Selon le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS), daté de 2022, plusieurs professionnels de santé mettent en avant cette réalité. Il est pourtant “difficile d’objectiver et d’identifier les actes les plus couramment concernés”, notamment car ils ne sont pas traçables.
Des valeurs bousculées
“Ça va du simple suivi et pansement de plaie à l’adaptation de certaines prescriptions (anticoagulants, insuline)”. Face à des horaires de travail tardifs et des difficultés à mobiliser des médecins à domicile, Sylvie prône le devoir d’anticipation. “Il m’arrive de donner des médicaments et de faire valider par le médecin post-injection”.
Une situation qui “bouscule les valeurs” de la profession selon Frédéric Guerrin, cadre infirmier à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux. Si les infirmiers et infirmières ne sont pas des médecins à proprement parler, la volonté de soigner bien et efficacement pousse tout de même ces soignants à “soulager la douleur le plus rapidement possible”. Et ces comportements se produisent dans un contexte juridique flou. “C’est toléré à partir du moment où il n’y a pas de problèmes. C’est ce que je rappelle à mes équipes. Mais en cas de soucis, ça peut aller jusqu’au tribunal”. Effectivement, l’infirmier peut, par exemple, être “convoqué et sanctionné” après avoir posé un cathéter au niveau de la jugulaire, car il s’agit d’un acte médical. On parle alors de “pratique illégale de la médecine”.
Une forte volonté de changement
“Au point où on en est, ce n’est même pas un glissement de tâches, c’est un effacement de nos compétences” lance Sylvie qui déplore une situation éprouvante pour le corps infirmier, notamment à domicile. Elle réclame une clarification des règles et un élargissement des compétences. Et cette tendance est partagée par d’autres soignants. Un sondage de la Mutuelle d’assurance du corps de santé français (MACSF), publié en mai 2023, établit un constat claire : 65% des médecins interrogés se déclarent favorables à “un élargissement du champ de compétences des infirmiers,” et 67% “à une plus large délégation de tâches aux infirmiers”.
Le rapport de l’IGAS en fait d’ailleurs une de ses recommandations majeures. Il préconise l’attribution d’un “pouvoir de prescription des infirmiers et infirmières en lien avec les missions qui leur sont attribuées”. Une position partagée par Frédéric Guérin, tant que ces prescriptions sont encadrées : “c’est l’avenir, on va tendre vers ça. Il faut ouvrir cette possibilité de prescrire et encore plus pour les infirmières à domicile. Elles sont trop isolées, ce sont les premières ressources pour les patients. Il faut qu’elles puissent être libres de prescrire pour des traitements chroniques”. Un consensus loin d’être acquis. “On doit étendre notre champ de compétences, mais pas besoin de prescription, ce n’est pas mon métier et ça ne m’intéresse pas” glisse Sylvie.
Paul Florequin