Installée à Bordeaux et ses alentours depuis environ une dizaine d’années, la diaspora syrienne s’est reconstruite progressivement. Après l’euphorie qui a suivi la chute de Bachard al-Assad, la question du retour au pays occupe tous les esprits.
« On n’arrive pas à croire que c’est fini, c’est trop beau », s’exclame Suzanne Aldroube en brandissant fièrement le drapeau de la Syrie. Les larmes commencent à monter, mais le bruit de ses sanglots se noie rapidement au milieu des chants révolutionnaires, des rires, des cris de joie et des youyous qui résonnent dans la salle municipale de Saige à Pessac. Au centre de la pièce, un groupe de femmes, assises en rond sur des chaises, entonne des chansons traditionnelles syriennes tout en battant des mains. Elles se lèvent par moments pour danser, tandis que les hommes, regroupés autour, discutent entre eux. Sur une des tables, au milieu des chips, des gâteaux apéritifs et des pâtisseries orientales, un gâteau représentant le drapeau syrien attire les regards. Des verres fumants de thé à la menthe circulent de main en main.
Samedi 14 décembre, à l’initiative de l’association Syrie Démocratie 33 (SD33), une centaine de syrien·nes de tous âges, de toutes confessions, se sont donné·es rendez-vous pour célébrer, une semaine après, la chute de l’ancien dictateur syrien Bachar Al Assad.
Ce soir presque toutes et tous se connaissent. Grâce à un réseau associatif actif, la diaspora syrienne de la métropole bordelaise, forte de plusieurs centaines de personnes, s’est transformée en une communauté soudée. « Ces familles ont reconstruit beaucoup de choses ici en dix ans », témoigne Maya Safadi, présidente de SD33. Avec l’association socio-culturelle CHAAM, ils ont aidé des dizaines de Syrien·nes présent·es ce soir dans leurs démarches administratives. Pour favoriser leur intégration, les bénévoles des deux associations délivrent des cours de français. Aujourd’hui, pour préserver leur culture et préparer leur retour, l’arabe est également enseigné aux plus jeunes.
Difficile pour les participant·es de contenir leurs émotions. L’atmosphère est vibrante. C’est la première fois qu’iels prennent le temps de se rassembler pour échanger et célébrer comme il se doit un événement historique. Un moment suspendu qui permet à la diaspora syrienne bordelaise de dépasser, le temps d’une soirée, les blessures laissées par des années de guerre et d’exil.
Malgré l’euphorie, des questions plus profondes sont soulevées : rester ou rentrer ? La chute si rapide et inattendue de Bachar al Assad a été tellement soudaine qu’elle a pris tout le monde de court dans cette réflexion. « Pendant des années, on s’est résigné, on s’est dit que la révolution était terminée, qu’on ne pouvait plus rien faire », confie Suzanne. Comme tant d’autres, elle ne s’attendait pas à voir de son vivant la chute du régime. « Ce qu’on est en train de vivre, c’est quelque chose d’incroyable », ajoute-elle, les yeux toujours embués par l’émotion. Pour Lorit Harb, opposante politique, la rapidité des événements renforce également ce sentiment de surprise. « En dix jours, ils ont réussi à libérer ce qu’on n’a pas réussi à faire en 14 ans ». Sa fille, Marita, 22 ans, renchérit : « C’est vraiment un miracle. Mais c’est aussi bien plus que ça : c’est la fin de 54 ans de répression ».
Revenir dans un pays meurtri par la guerre
Sur le chemin du retour, se dressent les traumatismes d’une dictature sanglante et répressive. La guerre a laissé sa trace chez chaque personne présente ce soir, qu’il s’agisse de blessures physiques ou de traumatismes psychologiques. Chacun·e a soit perdu un être cher, soit compte un·e proche en prison, ou a été séparé·e d’une partie de sa famille. Lorit a fuit la Syrie en 2012 après avoir perdu son fils, tué dans une manifestation. Originaire de Hama, la sexagénaire décrit un pays miné par la violence : « Notre ville a été ravagée. C’était un bain de sang, littéralement. On n’avait plus d’école, on n’avait plus de travail, plus rien. »
Suzanne dénonce aussi une oppression politique forte : « On n’avait le droit de rien, on était obligé d’adhérer sous peine de répression sévères. » C’est pour ses enfants, pour leur avenir, qu’elle a pris la décision avec son mari de quitter Homs, sa ville natale, en 2015. Comme beaucoup d’autres, cette mère de famille espère voir enfin émerger un système démocratique. « Les Syriens peuvent vivre comme les autres. Ils doivent avoir le droit de choisir le président, de voter les lois, mais aussi de vivre ! Pas survivre, non. De vivre. De vivre la liberté, de vivre l’égalité. »
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Suzanne pense sérieusement à revenir dans son pays, mais pas dans l’immédiat. « J’attends de voir comment la situation se stabilise, et puis j’ai mes enfants qui sont encore à l’école. Mais une fois que ça sera fini j’aimerais bien retourner là bas pour commencer une nouvelle vie. » Mais pour d’autres, ce départ pourrait se concrétiser plus rapidement. Au lendemain de la chute de Bachar al-Assad, plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, le Danemark, la Norvège et l’Autriche, ont suspendu l’examen des demandes d’asile syriennes. Une décision qui prolonge l’attente des réfugié·es et soulève des questions sur la faisabilité d’un retour dans un pays encore instable.
Le risque de voir l’histoire se répéter pourrait également pousser certain·es à envisager de prolonger leur vie en exil. Malgré les blessures, la chute du régime ravive l’espoir d’une Syrie unie. « Bachar al Assad nous a dressés les uns contre les autres », explique Lorit. « Il nous faisait croire que les sunnites étaient nos ennemis, alors qu’avant, chrétiens et musulmans vivaient ensemble sans problème », ajoute cette chrétienne orthodoxe. Toutefois, le spectre d’un autre régime autoritaire, avec la montée du groupe islamiste HTS (Hayat Tahrir al-Sham), réveille les craintes de nombreux·ses Syrien·nes.
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Cependant, pour Marita, l’aspiration à un avenir meilleur reste intacte. « Nous ne sommes pas un peuple radical, affirme l’étudiante en communication, ça ne me dérange pas d’avoir un gouvernement qui est musulman, tant que les minorités sont respectées. » Si l’unité espérée venait à se concrétiser, le retour en Syrie pourrait devenir une réalité.
Mais la répartition ne sera pas si simple. Saed Raji, le président de l’association CHAAM, rappelle la situation instable dans la région, notamment due aux tensions avec Israël et la Turquie, et l’ampleur de la reconstruction à venir. Beaucoup de syrien·nes ont perdu leur maison, leur travail, leurs repères. « Aujourd’hui, le retour, c’est l’inconnu », affirme l’ingénieur en environnement et développement durable.
« Je pensais que ce serait mes enfants qui connaîtraient la liberté, pas moi »
Après la fête, retour au travail. Dès le lendemain matin, sous un doux soleil d’automne, la famille Abdulrahman installe son foodtruck de spécialités syriennes au marché Montdésir de Mérignac. Malgré la fatigue de la veille, chacun·e s’attèle à sa tâche, porté·e par la joie d’un espoir retrouvé. La mère, Khuzama Dalati, cheffe cuisinière reconnue, vend ses derniers falafels frits en forme de cœur dans des assiettes en carton. Sur une table à côté, sa fille Sidra, commence à ranger précautionneusement des savons artisanaux venant d’Alep, leur ville d’origine.
« Je pensais que ce serait mes enfants qui connaîtraient la liberté, pas moi », exulte Sidra, cadette âgée de 20 ans. La chute du régime de Bachar al Assad a été une véritable secousse dans leur quotidien. Depuis une semaine, les parents Abdulrahman et leurs trois filles suivent frénétiquement les nouvelles sur internet. « On a pleuré, on a crié, on a dansé. On est resté deux jours sans dormir », raconte Sidra avec émotion. Pour autant, la famille continue imperturbablement sa tournée des marchés : Créon le mercredi et Mérignac le dimanche, trimballant avec eux leurs lots d’incertitudes, quant au retour en Syrie.
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Au milieu des foodtrucks turcs et coréens, Sidra se remémore ses douloureuses années avant d’atterrir en France. De 2011 à 2017, la famille Abdulrahman a subi les atrocités de la guerre, en commençant par la destruction de leur ville, Alep. Face à la recrudescence des combats, les cinq ont fui vers les villes rebelles au Nord de la Syrie. S’ensuit un périple qui les poussent à gagner clandestinement la Turquie. Une fois à Bordeaux, les cinq syrien·nes d’Alep ont obtenu rapidement des papiers et un hébergement. « On n’oubliera jamais ce que la France nous a donné », ajoute celle qui se destine à devenir infirmière.
Grâce au réseau d’entraide de Syrie Démocratie et de CHAAM, la famille Abdulrahman a lancé son entreprise de foodtruck « Cuisine d’Alep » en 2022. Il faut dire aussi que les Abdulrahman ont l’entreprenariat dans le sang. Les grands parents de Sidra possédaient plusieurs usines de textiles et de rideaux à Alep, avant la guerre.
Dans la sororie (fratrie féminine), la plus jeune, Amné, âgée de 18 ans, est scolarisée au lycée Gustave Eiffel dans le centre-ville de Bordeaux. Arrivée à 11 ans, elle ne parle pas couramment l’arabe et ne sait pas écrire dans sa langue natale. Actuellement au lycée, elle a décidé qu’elle resterait en France, pour y construire sa vie. « Pour elle, c’est impossible de revenir en Syrie et de recommencer tout de A à Z, surtout que la langue arabe, ce n’est pas une langue facile », regrette Sidra. Les parents ont décidé de rester en France le temps que leurs filles finissent leurs études.
Mais des incertitudes persistent pour Sidra, dans un an et demi, son titre de séjour expirera. Avec la chute du régime de Bachar al Assad, elle craint qu’il ne soit pas renouvelé. « J’aimerais bien savoir, pour que je sois moins stressée », explique-t-elle. La jeune femme espère pouvoir obtenir un titre de résidente de dix ans pour terminer ses études d’infirmière. Pour la cadette de cette famille unie, le retour est une évidence. Sidra n’a qu’une hâte, participer à la reconstruction de la Syrie, pour essayer, tant que possible, de panser ses plaies. « Il n’y a pas assez d’infirmières et de médecins, en Syrie, c’est le moment de faire quelque chose pour notre pays », argue-t-elle.
Ana PUISSET–RUCCELLA & Jean-Baptiste STOECKLIN