Posté à quelques mètres du Campus de la Victoire, Alban Cavignac bout. Le militant antifasciste observe l’agitation sur la place. Face à l’embrasement des étudiant·es qui occupent la fac contre la réforme des retraites, la flamme de cet ultramarine se ravive. Portrait.
Il sort son téléphone de sa sacoche noire et se glisse dans un recoin de la rue Paul-Broca. Juste en face de lui, le parvis du Campus de la Victoire occupé depuis une semaine par les étudiant·es mobilisé·es contre l’adoption de la réforme des retraites. Iels ont allumé un énième feu de poubelle ce 28 mars, et Alban sent la pression monter. Ce supporter bordelais de 37 ans, ancien membre des Ultramarines et militant antifasciste, se connecte sur Facebook, puis tapote : “Alerte à tous les camarades, Bordeaux 2 se fait entourer par les CRS et la BAC !” Message posté. Sur sa gauche – à 20 mètres environ –, six colosses de la Brigade Anti-Criminalité de Bordeaux observent l’entrée de l’Université. Sur sa droite, appuyés contre la Porte d’Aquitaine, une cinquantaine de CRS casqué·es sont aux aguets.
Entre le stade et les manifs
Face à cette agitation, le passé d’ultra de cet enfant de Bastide aux yeux marrons rejaillit. Il a intégré la “jeune garde” des Ultramarines en 2005, et a fait du stade son mode de vie. Une plongée dans la grande marmite du supportérisme militant, teintée par l’idéologie antifasciste du groupe bordelais. Fondé en 1987, le cœur du Virage Sud Bordeaux est historiquement imprégné d’une culture politique forte, et dans ses rangs, militantisme et supportérisme sont indissociables. Une réalité décryptée par les sociologues Ludovic Lestrelin et Jean-Charles Masson, auteurs d’un essai sur la sociologie politique du supportérisme. Ils précisent que de nombreux groupes de supporters sont “une instance d’éducation populaire et d’apprentissage de l’action collective”.
Des travées de Chaban-Delmas aux tribunes du stade Gerland des identitaires lyonnais, Alban chante son amour pour les Girondins, mais surtout sa vision du monde : « La politique est entrée dans le stade mais elle en est aussi sortie parce qu’on va manifester en tant qu’antifas, on va lutter contre l’extrême droite. »
À ses débuts, Alban est aussi assidu dans les tribunes qu’en manifestation, et bat le pavé régulièrement avec les membres du collectif de supporter·rices. “On a souvent été attendus comme les messies par les autres militants, souffle-t-il. Ils savaient qu’on était déterminés et qu’on ne baisserait pas la garde devant les forces de l’ordre ou les fachos”. Du haut de son mètre 63, son truc à lui, c’est les slogans et les fumigènes. Alban est le genre de type qui t’emporte une foule en lançant un chant sans mégaphone. Il utilise son expertise de supporter pour mettre l’ambiance en manifestation, et s’est même découvert des facultés vocales insoupçonnées. “Un jour, j’étais en train de scander un slogan dans la rue, et une femme qui travaillait dans le domaine de la musique est venue me voir. Elle m’a conseillé de faire du théâtre ou de l’opéra, parce que selon elle, j’ai une voix de baryton”.
« J’ai compris que je devais me rebeller”
Si Alban est un enfant du stade, forgé dans les rangs des ultras, impossible d’évoquer son engagement sans parler de Joëlle. “Celle qui lui a tout appris”, comme il aime à le rappeler. Nichée dans son local de la Victoire, la responsable de l’association d’aide aux chômeur·euses, AC Gironde, est un pilier de l’action politique à Bordeaux. Elle a accueilli Alban alors qu’il avait des difficultés financières. Moins investi chez les ultras depuis le changement de stade, Alban a rationalisé sa culture politique avec cette petite dame aux cheveux courts. “Il avait des choses dans la tête, mais c’est vrai que je l’ai aidé à affiner ses convictions tout en laissant libre cours à sa pensée.” Ces “choses dans la tête” dont parle Joëlle, c’est son passé, son histoire.
Les prémices de son engagement remontent à l’époque du collège Sainte-Marie de la Bastide. “Après la mort de mon père en 1996, j’étais seul avec ma mère et c’était difficile financièrement, donc on mangeait avec les Restos du Coeur. Un jour, un gars m’a dit que j’étais un clochard en cours de sport. Ça a été le déclic. Je l’ai éclaté. J’ai compris que je devais me rebeller.”
Il se réfugie alors dans les manifestations, au stade, et dans la rue, “parce que c’est elle qui t’accueille le plus facilement.” Sa première mobilisation, contre l’adoption du contrat première embauche, remonte à 2006. 17 ans après, jour pour jour – le 28 mars 2023 –, plus de 75 facultés sont en grève selon l’Unef, et les jeunes investissent la rue contre la réforme des retraites. Galvanisé par cette adrénaline, Alban confie : “J’ai l’impression de retrouver ma jeunesse en voyant les gamins aussi déterminés.”
Le feu brûle toujours
Même s’il était présent lors de l’embrasement du Port de la lune, ces 23 et 28 mars, Alban regarde les mobilisations contre la réforme des retraites avec davantage de recul. “J’ai un peu réduit la voilure au niveau des manifs avec l’arrivée de mon enfant en 2020. Je travaille aussi à Leroy Merlin en tant que préparateur de commandes, donc j’ai un peu moins de temps libre.” Chez les Ultramarines, ce désengagement progressif des membres les plus ancien·nes est commun.
Il faut aussi dire que leur rôle au sein des actions collectives à Bordeaux s’est étiolé au fil du temps. “Les manifestations se sont transformées depuis l’arrivée du maire Pierre Hurmic, observe l’ex-ultra. C’est beaucoup plus calme. Les Ultramarines ont une bonne relation avec lui, mais s’ils donnent l’impression d’être violents, les syndicats les mettent à l’écart.” Il n’empêche, le feu militant brûle toujours en Alban, et ses vieux réflexes d’ultra ne sont jamais très loin. Au moment du départ des CRS postés rue Paul-Broca, il lève la main droite et lance un “au revoir” moqueur.
Luigy LACIDES @luigy_lacides
Justine ROY @justiineroy