Abdulrahman Khallouf est un auteur franco-syrien, exilé depuis plus de vingt ans à Bordeaux. Il utilise l’art comme outil de questionnement lorsqu’il aborde la guerre et la dictature en Syrie.
« L’exil est devenu ma matière de travail ». Aux Chartrons, un homme au regard intense, un café allongé à la main, porte en lui les cicatrices d’une émigration commencée en 2002, après avoir fui un régime syrien tyrannique qui ne laissait aucune place à la liberté d’expression. Depuis naturalisé français, Abdulrahman Khallouf, poète, dramaturge et metteur en scène franco-syrien, s’efforce d’utiliser la puissance de son art pour défier les dogmes, qu’ils soient politiques ou religieux.
« En Syrie, je n’aurais jamais eu la liberté d’exprimer tout ce que je produis en France », affirme-t-il avec une lucidité franche. En évoquant son parcours, Abdulrahman Khallouf souligne qu’y rester aurait signifié renoncer à sa voix : « J’aurais dû effectuer un service militaire de deux ans et devenir un mouton comme les autres ». L’artiste souhaitait « garder cette liberté qu’il sentait en lui ». Cette quête a guidé l’étudiant de l’Institut des arts dramatiques de Damas vers une terre où son art pourrait s’épanouir aux antipodes des menaces de censure. « Quand j’écrivais pour la télévision syrienne, j’étais averti qu’il y avait trois sujets tabous : le sexe, la politique et la religion ».
La poésie comme acte de résistance
Loin des lignes rouges, il s’est libéré des chaînes de la censure dans ses poèmes comme « Le Soldat Orphelin » où il évoque la mort de son père qu’il n’a plus vu lors des dix dernières années de sa vie à cause de la guerre civile. « La poésie, si elle ne remet pas en question les schémas de pouvoir établis, ne mérite pas d’exister ». Ce besoin de vérité le place en opposition à un système étouffant les voix dissidentes. Éloigné de toute complaisance, il rejette une vision uniquement esthétique. « La poésie conciliatrice qui prétend que le monde est joli, ça ne me touche pas du tout ». Lui préfère mener un acte de résistance dans lequel il confronte la laideur des injustices à la beauté.
D’ailleurs, Abdulrahman Khallouf ne cache pas son étonnement face à la situation actuelle. « De nouveaux tyrans pourraient prendre la place d’un autre tyran » après le renversement du dictateur syrien Bachar al-Assad, le 8 décembre, par le groupe Hayat Tahrir al-Sham mené par Abou Mohammed al-Jolani (Ahmed Hussein al-Chara, de son vrai nom).« Il se prépare à devenir président mais il faut qu’il soit le premier jugé », martèle-t-il avec colère. « Comment un tel homme, responsable d’autant de massacres, peut-il se présenter en costard et promettre un avenir pacifié ? », s’interroge-t-il. Pour rappel, le leader d’HTS, ancien combattant d’Al-Qaïda, est toujours placé sous sanctions par l’ONU et désigné comme « terroriste mondial » par les États-Unis, sa tête étant mise à prix à 10 millions de dollars. Pour le poète, la révolution syrienne, au départ pleine d’espoir, a été dérobée par des forces islamistes qui ont étouffé les voix laïques et libres. Il décrit un paysage où « l’art est devenu un outil de propagande ».
La nostalgie d’une Syrie qui « n’existe plus »
« La majorité des artistes syriens est divisée en deux parties », observe Abdulrahman Khallouf, déplorant la polarisation qui règne dans le paysage artistique. Les créateur·ices qui ont soutenu le régime sont considéré.es comme des traître·sses par la révolution, tandis qu’elles et eux se présentent comme des victimes d’une censure qu’ils et elles avaient intégrée.
La famille d’Abdulrahman Khallouff appartient à la minorité alaouite à l’instar du clan al-Assad. Dans les petits villages des montagnes de Homs, elle vit désormais dans la crainte d’une vengeance populaire. « Ce matin, un cousin m’a confié que des dizaines de corps d’anciens soldats du régime, ayant déposé leur uniforme et leur arme au centre de réconciliation, sont retrouvés tous les jours », révèle le poète non sans émotion. La peur du nettoyage ethnique est réelle. « J’appartiens à une Syrie qui n’existe plus », confiera-t-il, quelques minutes plus tard, le regard perdu dans le vide. « Je suis encore syrien dans ma tête, mais le problème, c’est qu’il n’y a plus de Syrie. »
Aymeric PEZE