Pour ne pas laisser les personnes sans domicile fixe sans ressource, les éducateurs pallient la fermeture des lieux d’accueil collectif par des maraudes dans la ville. Plongés dans l’incertitude, ils ajustent leur accompagnement au jour le jour.
Comme la plupart des Français, la prise de conscience des associations d’aide aux SDFs a marqué différents paliers. Au début de l’épidémie, en l’absence de consigne claire, les éducateurs n’ont pas tout de suite mesuré l’ampleur de la menace. « On prenait des demi-mesures, on hésitait », se rappelle Cécile. « Nous, les éducateurs, on respectait les gestes barrières, mais le plus complexe restait de les faire appliquer aux personnes accompagnées ».
Éducateurs spécialisés employés par la Société Dijonnaise d’Assistance par le Travail (SDAT), Cécile et ses collègues exerçaient jusqu’à récemment dans un « accueil de jour » situé au centre-ville. Comme son nom l’indique, cette structure n’est ouverte qu’en journée. En temps normal, elle permet aux SDFs de prendre des repas chauds, de se mettre à l’abri, de stocker leurs affaires, de faire leur toilette mais aussi de bénéficier d’un accompagnement social. Très vite, les locaux se révèlent incompatibles avec les consignes de sécurité. « Il faut imaginer un lieu entre 80 et 100m², où tout le monde s’entasse », soupire Zoé, également éducatrice. « Il n’y a qu’une seule douche, et quand on stocke leurs sacs, ils sont les uns sur les autres », précise Cécile. Pour toutes ces raisons, l’accueil de jour a dû être fermé.
Pour Brice Morey, directeur général de la SDAT, il s’agissait également de « préserver la santé des salariés », tout en « limitant le recours au chômage partiel ». Aujourd’hui, ceux qui le peuvent sont passés en télétravail, ou viennent « un jour sur deux » au bureau.
Malgré cette fermeture, une évidence s’impose aux éducateurs spécialisés : hors de question de cesser leur activité. « On ne peut pas les laisser en errance, jetés en pâture sans aucune réponse », s’exclame Zoé, qui promet de continuer à accomplir son travail « quoi qu’il arrive ». Les éducateurs deviennent force de proposition pour mettre en place une nouvelle formule. La direction entend leur détermination. Brice Morey les rejoint sur ce point : « mieux vaut assurer la continuité du suivi. Sinon, dans quel état pourrait-on retrouver ces personnes après des semaines d’absence ? »
Enfermé dehors, impossible de respecter le confinement
Simultanément, la majorité des structures avec lesquelles travaille la SDAT, comme la CAF ou Pôle Emploi, ferment leurs guichets. « Certaines personnes attendaient le renouvellement ou l’arrivée de leur carte d’identité », souligne Zoé. « Un SDF, coincé dehors et sans papier d’identité, ça peut créer des situations très compliquées », regrette-t-elle.
Les contrôles de police constituent en effet un souci supplémentaire pour les SDF. « Dès le départ, il y a eu un stress certain de nos bénéficiaires vis-à-vis des forces de l’ordre », confie le directeur. Alors que le mot d’ordre « restez chez vous » est plus que jamais martelé, ceux-ci n’ont aucun moyen de respecter le confinement ou même d’imprimer l’attestation dérogatoire. « Quand le confinement a été annoncé, on leur a distribué des attestations pour les rassurer », explique Cécile, « mais le principe est encore plus absurde pour les SDF ». Et d’ailleurs, quel motif y inscrire ? « On leur disait d’écrire ‘’SDF » dans ‘’demeurant à’’, mais on sentait bien que tout ça était un non-sens ».
De plus, au cours des premiers jours de confinement, les forces de l’ordre ne semblent pas prendre en compte la situation des SDF. « Un jeune de 21 ans a été verbalisé quatre fois en une seule matinée », raconte Cécile, désabusée. « Les policiers ne l’ont pas cru quand il disait qu’il était SDF, parce qu’il ne correspond pas aux stéréotypes qu’on peut avoir ». Zoé précise que « les policiers avaient pour consigne de verbaliser tout le monde, donc forcément, ils l’ont fait ».
Lorsque les éducateurs distribuaient des repas à l’extérieur, la police municipale leur a fermement fait comprendre qu’ils devaient cesser « d’organiser des rassemblements ». Pour éviter d’être elle-même verbalisée, l’association a dû changer de mode d’action.
Les maraudes : « aller vers » et répondre aux besoins fondamentaux
« On a décidé de ‘’se concentrer sur l’essentiel’’, comme dirait le président », sourit Cécile. Ici, l’essentiel n’est pas la poésie ou la culture, mais « un repas chaud, une douche, un café, prendre des nouvelles de leur santé et de leur moral ». En binôme, équipés de gants, de masques chirurgicaux et de gel hydroalcoolique, les éducateurs sillonnent la ville. « On n’est pas si protégés que ça, on est quand même en première ligne », soulignent Cécile et Maéva. Pour aller à la rencontre des personnes sans abri, il a fallu que ces dernières fassent suffisamment confiance aux travailleurs sociaux pour leur indiquer où elles dormaient. « Certains ont ouvert des squats, mais d’autres n’osent pas en arriver là, et ont seulement une tente sur un terrain, ou même une bâche tendue pour se protéger de la pluie et du vent », décrit Cécile.
Malgré la situation très difficile, les éducateurs réussissent à voir les bénéfices de ce changement. « Le but de ‘l’aller-vers’, c’est justement de prendre le temps de connaître les lieux et les gens », explique Maéva. « Quand on va chez eux, on suit les règles qu’ils ont fixées », ajoute Zoé. « Ça peut être perturbant au départ, mais c’est pareil quand on se rend chez n’importe qui ! ». « Étonnamment, ils sont plutôt content de nous accueillir. Ça reste une fierté de recevoir chez soi ». Les éducatrices s’accordent sur ce point : « l’aller vers » permet de rétablir l’équilibre entre bénéficiaires et travailleurs sociaux, et d’échapper à la rigidité des règles de l’accueil collectif. « On a le sentiment que les interactions sont plus sincères », affirment Cécile et Maéva. « D’habitude, la détermination des éducs’ est noyée dans les règles du quotidien et de l’administratif. Là, il y a comme une meilleure reconnaissance ». « Ils ont vu que tout fermait autour d’eux, mais que nous, on était encore là ».
Apprendre de la crise
La situation est incontestablement inédite. Mais aux yeux des éducateurs, il s’agit aussi d’un révélateur d’un contexte pré-existant. « Dans les hôpitaux, l’épidémie a braqué un projecteur sur le manque de lits en service de réanimation », constate Cécile. « C’est la même chose pour nous : ça rend criants le manque de moyens et l’inadaptation des locaux ». Selon Maéva, la crise permet aussi de constater que « l’institution avec un grand I ne correspond plus aux besoins des personnes. L’urgence nous permet de nous libérer de la lenteur de l’administration, et de réaliser que ce n’est pas le plus important ». Avec précaution, le directeur Brice Morey envisage aussi ce contexte perturbé comme une « occasion de réinterroger les pratiques » et de « faire preuve de souplesse« . Il se réjouit également de « l’élan de solidarité » entre les associations, notamment avec le Secours Populaire et le Secours Catholique de Dijon. Ce dernier prête gracieusement ses locaux à la SDAT pour permettre aux SDFs de prendre des douches.
Désormais, les éducateurs espèrent « des réactions politiques à la hauteur des événements ». « On voit que la question des SDF est systématiquement impensée », renchérit Zoé. « Si un couvre-feu est instauré, ce sera encore plus dur pour eux, car on aura encore plus de mal à les protéger », redoute-t-elle. « Qu’est-ce qu’on attend pour réquisitionner des hôtels et des logements vacants ? » s’exclame-t-elle. Cécile en est également convaincue, la réquisition devrait s’imposer. « Se voiler la face, ça ne fera pas disparaître les SDFs ». En référence à une banderole brandie quelques mois plus tôt par les soignants, elle affirme : » »Ils comptent leurs sous, on compte nos morts’. Ça n’a jamais été aussi vrai. Comme dans les hôpitaux, si rien n’est fait, on va compter les morts de la rue ».