J’ai décidé de suivre la manifestation des lycéens. Récit d’une matinée au cœur de la foule, où se sont côtoyés lycéens, casseurs, gilets jaunes et forces de l’ordre.
Mercredi 5 décembre, le jour vient de se lever quand je quitte les locaux de l’institut de journalisme pour rejoindre la manifestation des lycéens. Ils se sont donné rendez-vous à Hôtel de Ville. Encore un peu endormie, je croise le chemin d’un groupe de jeunes. « Vous allez à la manifestation ? – On s’est donné rendez-vous devant le lycée et là on suit les autres » me dit une jeune fille blonde avec un manteau en fourrure. Je la suis. Les étudiants envahissent les rues, marchant tous dans la même direction. Les voitures de police sont là aussi, en cas de débordements. Derrière l’Hôtel de ville, un attroupement compact s’est créé. Sur les marches ou sur le parvis, cigarettes à la bouche et pancartes à la main, des lycéens bordelais s’agitent en criant « nous sommes pacifistes, nous sommes pacifistes ». Les CRS leur font face.
Dans la foule, je distingue deux personnes particulièrement agitées. Elles haranguent le public et parviennent à capter son attention. Je me dis : ça doit être les meneurs. Lilo du lycée Darwin et Norman du lycée Mauriac.
Ils se dirigent vers les forces de l’ordre pour engager la discussion. Ils sont sommés de partir sur-le-champ. Les deux jeunes, accompagnés d’une fille, se retournent face à leurs camarades, les mains en porte-voix pour mieux se faire entendre : « Les gars, on bouge à Grand Théâtre ». Sans broncher, les manifestants les suivent. Une vague humaine s’empare du cours d’Alsace Lorraine avant de prendre sur la gauche pour remonter la rue Sainte-Catherine. Dans le calme. En fin de cortège, une quinzaine de gilets jaunes s’assurent que tout se passe bien. Des compresses et du sérum physiologique dans les poches, je les entends dire « faut regarder que les gamins ne s’engueulent pas avec les CRS ».
J’ai perdu de vue les deux meneurs, et j’ai bien l’impression qu’un nouvel étudiant tente de leur ravir leur place de chef. Une enceinte à la main, il dégaine un micro et demande du calme. Il se dit que des casseurs ont rejoint la manifestation. Un bonnet noir vissé sur la tête, Curtis, le nouveau meneur demande : « Les pacifistes, rejoignez-moi de ce côté, éloignez-vous des casseurs ». Les jeunes répondent au son de « Casseurs, dégagez ! Casseurs, dégagez ! ».
L’étape Grand Théâtre ne durera que 15 minutes. Le cortège se rend place de la Bourse. Je les suis encore de très près. J’arrive à questionner quelques élèves, « on ne veut pas être assimilés à ceux qui cassent tout, on veut juste se faire entendre ».
Dans ce nouveau lieu de manifestation improvisé, je retrouve Lilo et Norman, toujours au cœur du groupe. Montés sur la fontaine, les jeunes brandissent une pancarte en carton sur laquelle est inscrit « REFORME SUPPRESSION ».
Changement d’ambiance
Les nerfs se tendent, les visages se ferment, la violence commence à s’installer chez certains. J’entends des « ils sont chiants, ils veulent tout casser » dans la foule. Pour calmer la situation et échapper aux potentiels casseurs, ils décident de changer de rive et rejoindre la place Stalingrad où des manifestations ont pourtant dégénéré la veille. Je piétine, portable et trépied en main, espérant capter de bonnes images. Au sein de la foule, je peux entendre plusieurs discussions. Une jeune fille ricane, « il ne faut pas que je passe à la télé, mes parents ne savent pas que je suis là, ils vont péter un câble ». A peine le temps de tendre un peu plus l’oreille que j’aperçois au loin un amas de fumée noire. Comme prévu, ça a dégénéré et des casseurs ont investi les lieux. Ils ont démarré un feu sur les rails du tramway.
Je repère celui qui a provoqué le feu de poubelle. Je décide d’aller lui parler. Il tient dans la main une bouteille d’Oasis remplie d’un liquide jaune clair qui me fait penser à du white-spirit. Il n’est pas venu pour rigoler. Lorsque je lui demande pourquoi il a décidé de venir manifester aujourd’hui, il me répond, un peu agacé, « je suis là pour niquer les flics moi ». Il repère très vite la caméra de mon téléphone, et me demande presque paniqué si je l’ai filmé. Téméraire mais pas courageux.
Les camions de CRS arrivent à vive allure sur le pont de pierre, des sirènes de gyrophares se font entendre. Cela crée un mouvement de foule, presque excitant pour les casseurs, comme s’ils n’attendaient plus que les forces de l’ordre. Je me réfugie sur le côté gauche de la place tandis que les casseurs reculent à l’autre bout de l’arrêt de tramway.
Les deux camps se font face, sans pour autant engager les hostilités. C’est un véritable round d’observation. Les adolescents prennent la fuite dans une rue adjacente. Des filles gloussent sur le côté, devant les exploits de leurs camarades de classe. Nouveau feu de poubelle, insultes, cassage de vitres de voitures, blocage de la route. Quand des citoyens leur crient d’arrêter de tout détruire, la réponse est simple : « nique ta mère ». Le dialogue est complètement rompu. S’en suivront des dégâts sur des bus, des poubelles et du mobilier urbain. Avant de partir, je recroise celui qui était là pour « casser » du policier. L’insulte facile, il continue son manège devant les CRS, et me toise lorsqu’il s’aperçoit que je filme. Je n’ai pas recroisé Lilo et Norman qui ont sûrement décidé de rebrousser chemin avant que cela ne dégénère. Bon réflexe.