La crise du logement écrase le patrimoine architectural

Les promoteurs et promotrices construisent à la pelle, et détruisent au bulldozer des parties du patrimoine emblématique de la ville. Historien, riverains, élu… Une partie des Bordelais s’insurge contre ces méthodes.

À Bordeaux, la question du logement est particulièrement complexe. Neuvième ville du pays, la belle endormie est pourtant l’une des communes les plus chères pour se loger. La crise du logement fait décoller les prix d’achat et de location. L’appétit des promoteurs et promotrices immobilier·es est décuplé mais se heurte aux nombreux lieux classés en centre-ville. « Le cœur historique de Bordeaux n’est pas trop touché car il est protégé », explique Michel Figeac, historien et président de la Fédération historique du Sud-Ouest. 

Ainsi, les permis de construire ne sont pas délivrés sur simple demande. Pour qu’un promoteur ou une promotrice puisse se saisir d’un de ces lieux classés, il lui faut une autorisation spécifique de la Préfecture. « Le véritable problème, c’est leur entretien, pointe le professeur d’Histoire à l’Université Bordeaux Montaigne. Ils ne sont pas sauvegardés comme ils le devraient. On le voit bien avec les effondrements de deux immeubles, rue de la Rousselle. » En dehors des rues pavées du centre, les promoteurs et promotrices sont plus incisif·ves. « La bataille immobilière se joue davantage en périphérie », confirme Michel Figeac, également auteur de l’ouvrage Histoire de Bordeaux (éditions Presses universitaires de Rennes). 

En périphérie, la guerre immobilière

Ce qu’explique l’historien se vérifie non loin du centre-ville. Aux Bassins à flot, on construit à tout-va, quitte à empiéter sur le patrimoine architectural. « C’est un gâchis », souffle Didier, habitant du quartier depuis plus de 20 ans. Le Bordelais a tout connu : les promesses des promoteurs et promotrices, les désagréments des chantiers, et maintenant la déception du résultat. « On dirait qu’il n’y a pas de plan d’ensemble avec le patrimoine architectural. Ça ne ressemble à rien », lâche le quinquagénaire, dépité. Président du Grand port maritime de Bordeaux, Philippe Dorthe fulmine : « Les promoteurs immobiliers ont vendu le quartier comme la Côte d’Azur. Une eau bleu turquoise, le calme et la nature… Les habitants sont mécontents car ils ont été dupés. »

À Santé Navale, une destruction dans l’indifférence

« Si on avait su comment serait traitée notre école, on n’aurait pas accepté si facilement », peste Dominique Jaubert. Le référent bordelais de l’association des anciens étudiants de l’école Santé Navale ressasse les souvenirs de l’école militaire d’excellence détruite il y a 11 ans. À la place, de vastes et impersonnelles colonnes d’immeubles ont été construites par le promoteur immobilier Pichet, cours de la Marne. Une petite chapelle a malgré tout survécu au sein d’un bâtiment résidentiel. 


« On ne la voit même plus depuis l’extérieur, déplore Dominique Derjean, étudiant dans les années 1990. Cette école était d’une richesse architecturale immense. Il n’en reste plus rien. Comment ne pas être ému ? » Les Navalais, nom donné aux sortants de l’école, se sentent lésés et pointent des abus de la part de Pichet. Contacté par Imprimatur, l’entreprise n’a pas donné suite à nos sollicitations. Michel Figeac, président de la Fédération historique du Sud-Ouest, comprend l’attachement des diplômés pour leur ancienne école : « Le patrimoine architectural ne se limite pas aux bâtiments classés, mais comprend l’ensemble des bâtiments ayant fait la grandeur de la ville. »

Comme l’école Santé navale avalée par les tours d’habitations (voir encadré), les Bassins à flot ont été colonisés par des immeubles résidentiels. Et ce, malgré la protection du site. Deux cales sèches, appelées radoub, sont classées Monuments historiques. Autour, l’Unesco a créé un périmètre de protection au patrimoine mondial. Pourtant, depuis le début du projet en 2010, 5 400 logements sont sortis de terre. Les travaux s’étendent sur l’entièreté du secteur, et même quelques hectares au-delà. 

« C’était la zone économique de Bordeaux pendant des centaines d’années, explique Philippe Dorthe. Il faut se battre pour préserver ce patrimoine. » Entre le quartier des Chartrons et celui de Bacalan, les Bassins à flot jouissent d’une localisation idyllique. La pression des constructeurs et constructrices immobilier·es est forte sur ce site. Le programme d’aménagement d’ensemble limite l’édification de bâtiments, en nombre et en taille. Mais les promoteurs et promotrices tirent la corde jusqu’à ce qu’elle casse. En 2015, une tour de 53 mètres de haut voulait voir le jour au pied des Bassins. « J’ai dû intervenir auprès de l’Unesco à Paris pour casser le permis de construire », se souvient cet ancien conseiller départemental et régional pour le Parti socialiste.

Bourgeois·es déclassé·es

Si Philippe Dorthe a pu s’opposer à certaines constructions, c’est grâce au statut classé du site. Mais d’autres lieux témoignent de l’Histoire de Bordeaux sans bénéficier de cette protection. Plus loin dans les terres, les chartreuses bordelaises sont précisément sujettes à de plus en plus d’assauts immobiliers. « Ces bâtisses servaient de résidence d’été à la bourgeoisie bordelaise au XVIII et au XIXe siècle. Avec leur forme longue et étroite, elles sont des emblèmes architecturaux », contextualise Michel Figeac. 

Cette configuration les condamne à occuper beaucoup d’espace et suscite la convoitise de promoteurs. « Au Bouscat ou à Mérignac, par exemple, il y avait beaucoup de chartreuses. Elles ont été détruites pour construire des immeubles. » Un constat partagé par Stéphane Pfeiffer, adjoint à la mairie en charge du logement et de l’habitat : « La plupart d’entre elles sont rachetées par des entrepreneurs qui en font des produits d’investissement hyper rentables. »

Quelques bâtiments ont tout de même résisté. À Bordeaux, Pierre Martinage a racheté un édifice daté du XVIIIe siècle pour en faire une chambre d’hôte sobrement intitulée La Chartreuse. « Dans les années 1980, le bâtiment était en ruines, explique le gérant. Les propriétaires de l’époque ont décidé de le rénover sur le modèle traditionnel. » La décoration intérieure est contemporaine. Mais au dehors, la façade en pierre de Bordeaux rappelle encore la construction d’antan. « On est chanceux. Ce lieu n’est pas en grand danger car le stade d’athlétisme à côté empêcherait un projet immobilier de se concrétiser, juge Pierre Martinage. Il faut entretenir cet héritage. » La majorité des chartreuses en place, elles, sont toujours menacées. 

Bientôt le million

Fragilisé par une croissance démographique importante, le patrimoine architectural de Bordeaux est en compétition avec la création ininterrompue de nouveaux logements. La Métropole s’est donnée l’objectif du million d’habitantes et habitants. Une erreur selon Philippe Dorthe, qui préférerait la multiplication de pôles d’activité en Gironde. « La métropolisation est une vision obsolète de l’habitat », critique le socialiste. 
Pour l’ancien élu, la solution passe par la réindustrialisation du centre de Bordeaux : «C’est l’un des grands combats de ma vie. Pour préserver son importance historique, le port doit conserver son activité, même si cela crée un peu de bruit ». Repousser les nouvelles habitations dans d’autres communes éloignées est-elle la seule manière de préserver le patrimoine architectural ? « Les zones classées sont déjà surchargées. La ville est en obésité morbide. Bordeaux grossit, sans penser à son histoire. »

Thomas Chollet-Lunot et Alexis Pfeiffer

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