Les vignerons et l’art : passion ou business?

Le monde du vin et de l’art entretiennent une relation privilégiée à Bordeaux. Les propriétaires des grands châteaux sont devenus de puissants mécènes qui font vivre les artistes de la région.

L’alliance entre un vigneron et un artiste repose sur un intérêt bien compris : le vigneron gagne en originalité, l’artiste en visibilité. « Certains vignobles n’hésitent pas à commander des étiquettes aux artistes pour des démarquer, explique Antoine Plouzeau, président de l’association d’œnologie Vinseec. Mon père possède un château, et il côtoie de nombreux artistes, ce sont deux mondes très liés ». Au salon Art Di’Vin organisé par son école de commerce, ils sont associés pour une soirée sous le signe de la gastronomie et de la culture. Mais aussi du business.

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Pour la 10ème année consécutive, le salon Art Di’Vin mêle gastronomie et nourriture intellectuelle.

Il est 18h30, mercredi 13 mars. La grande salle de La Faïencerie, dans le quartier des Chartrons, se remplit tout doucement. Les représentants d’une vingtaine de châteaux attendent sagement derrière leur stand. Saint Emilion, Château Margaux, Graves… les mastodontes de la région sont au rendez-vous. « Cette année, nous avons aussi élargi les vins aux terroirs alsaciens, aux pays de la Loire et même à l’Espagne », détaille Antoine Plouzeau. Beaux yeux bleus, chemise blanche surmontée d’une cravate et veste de costume, l’étudiant en deuxième année s’est mis sur son 31. « C’est LA soirée de l’année pour l’Inseec », explique-t-il en se redressant sur le canapé en velours noir de « l’espace partenaire ».

Pour cette 10e édition, le salon est parrainé par l’Institut de Bernard Magrez, magnat bordelais de l’art et du vin. La soirée accueille donc quelques connaisseurs en œnologie, souvent regroupés dans la salle « Master Class » animée par le sommelier du château Pape Clément. « Mais le public est quand même très jeune », décrit Rémi Denjean. La quarantaine, l’artiste est associé à la maison de champagne Henri Giraud. Pour lui, il y a une vraie cohérence entre l’art et le vin. Il désigne la table haute sur laquelle il est adossé : « cette pièce symbolise la complexité d’assemblage des cépages. Je l’ai réalisée avec différents types de bois, dont l’alliance est aussi complexe que celle d’un bon vin ».

Certains vont même beaucoup plus loin pour justifier leur alliance avec des châteaux. Le peintre italien Aurodeva Guerci a inventé « l’œnopeinture », ou « l’art de peindre avec du vin ». « Une ode à ce noble produit », décrit pompeusement la plaquette de présentation. Un verre à pied dans la main, il trempe son pinceau dans le breuvage, et esquisse des portraits. Perchée sur des talons hauts, une jeune femme reste à côté du stand pour expliquer au chaland le procédé. « Il a réduit le vin grâce à un procédé secret, qui rend la texture plus épaisse. Il utilise tous les types de vin, même si son préféré reste le rouge », raconte-t-elle. « La légende veut qu’un jour, il ait fait tomber des gouttes de vin sur sa toile. C’est en essayant de rattraper l’œuvre qu’il a inventé l’œnopeinture », assure la jeune femme.

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Pour les commandes d’oeuvres, Aurodeva Guerci utilise bien entendu le vin du propriétaire du château pour son tableau.

« Les galeries, c’est fini »

Au milieu du salon, une grande toile blanche attire le regard. Elle va accueillir une performance. « Mon ami peintre va créer pendant que je lirais mes textes », explique l’écrivain Antonio Rodriguez Yuste avec un léger accent espagnol. Pour lui, il y a un rapport temporel évident entre l’art et le vin. « Le vin se fait vieillir, et l’œuvre met aussi du temps à émerger », explique-t-il avec panache. Vêtu d’un t-shirt et d’un jean tachés de peinture, tout comme son compagnon, il se saisit d’une liasse de feuilles. A côté, l’artiste saisit un chiffon, qu’il trempe sur sa palette recouverte de peinture blanche et noire. Il s’agite et peint dans des gestes grandiloquents. En « seulement 13 minutes », commente abasourdie une spectatrice, il réalise un tableau représentant un visage. « C’est de la merde », glisse une étudiante en rigolant, avant de retourner au buffet. Avec les dégustations de vins, il est finalement l’attraction de la soirée. Les plateaux de fromages, de charcuterie, de saumon ou encore de foie gras, attirent un public bien plus large que les expositions. « On est intéressés par le vin, après les expos ne nous ont pas transcendées… Mais bon, c’est l’occasion de faire découvrir l’art à des gens qui ne s’y intéressent pas », défendent Baptiste et Simon, étudiants à l’Inseec.

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Pour Antonio Rodriguez Yuste (à gauche), la poésie et la vinification se rejoignent dans leur temporalité lente.

Pour attirer des visiteurs aux expositions, il faut désormais apporter un service supplémentaire, souvent gastronomique, explique Boris Macq, l’agent de plusieurs artistes : « Les galeries, c’est fini. Elles ferment les unes après les autres ». Maintenant ce sont les hôtels particuliers, les restaurants gastronomiques ou les châteaux dans lesquels il faut montrer ses œuvres. « Je fais exposer mes poulains au Quatrième Mur, le restaurant de M. Etchebest, ou à l’Hôtel de Sèze. Là-bas vous avez des gens qui achètent des œuvres sur un coup de tête ».

Bordeaux est un lieu particulièrement porteur pour les artistes. Le monde du vin est un puissant mécène dans toute la région. « C’est un milieu très riche, qui paie donc plein d’impôts. Certains vignobles ont trouvé la parade : investir dans les œuvres d’art, pour défiscaliser 50% du prix d’achat… ». L’intérêt des châteaux pour l’art est donc en partie un tour de passe passe pour éviter d’être taxé sur leur fortune. D’ailleurs, Bernard Magrez n’est pas le seul magnat du vin à s’intéresser à l’art.

Philippe Raoux, propriétaire du château d’Arsac, possède aussi une impressionnante collection d’oeuvres. Dans son « jardin des sculptures », un banc créé par Niki de Saint Phalle côtoie une sculpture du Japonais Susumu Shingu. Le lieu est même reconnu par l’Office de tourisme de Bordeaux et accueille des visiteurs. Des visites payantes, bien sûr. « Evidemment que des personnalités comme Bernard Magrez s’intéressent à l’art, tempère Boris Macq, mais il ne faut pas se leurrer : c’est avant tout un business ».

Amélie Petitdemange 

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