Comme son mentor avant lui, le Premier ministre Edouard Philippe s’apprête à affronter les affres d’un hiver social rigoureux. La mobilisation historique de 1995 signait la fin pour Alain Juppé qui aura tenu, « droit dans ses bottes », 23 jours durant. Dès demain, ce sont les souliers d’Edouard Philippe qui passeront le test de perméabilité au mouvement social.
Plus de la moitié des professeur.e.s des écoles grévistes, aucun TER en Nouvelle-Aquitaine, 60% des personnels de TBM en grève, plus de 245 mobilisations annoncées à travers le pays… C’est un ouragan social qui devrait balayer la France, ce jeudi 5 décembre, lors de la journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Une situation qui rappelle une séquence politique historique : les grèves de 1995 contre le plan Juppé. Un traumatisme pour la droite qui ne se risquera à de nouvelles réformes structurelles que 13 ans plus tard, sous Nicolas Sarkozy.
Pour Magali Della Suddan, chargée de recherche au CNRS et spécialiste des mouvements sociaux, « la philosophie de la réforme de 1995 est la même que celle d’aujourd’hui ». Sans risquer l’anachronisme, plusieurs éléments de comparaison existent. Un contexte explosif avec la SNCF aussi bien en 1995 qu’en 2019. Une attaque de dernière minute d’Alain Juppé contre les régimes spéciaux en 1995 et une réforme des retraites aux contours flous aujourd’hui. La chercheuse s’attend à retrouver dans la rue les mêmes catégories socio-professionnelles qu’en 1995, « des cheminot.e.s, des fonctionnaires, des étudiant.e.s » toutes et tous concerné.e.s par la réforme.
Bonne humeur et système D
À l’issue de l’élection présidentielle de 1995 où les idées du gaullisme social se sont imposées, la rupture radicale du plan Juppé présenté le 15 novembre 1995 surprend. Mais pas autant que les mobilisations historiques qui suivent. En quelques semaines, la France est paralysée par la grève et le système D s’organise. À l’époque, ni télé-travail, ni téléphone portable. On tape le 36 15, code France 2 pour connaître les itinéraires de remplacement. Covoiturage, marche à pied, partage d’appartement ou auto-stop, le son des rollers sur la chaussée témoigne des alternatives privilégiées dans une atmosphère joviale par les Français.
Partout des scènes de solidarité se jouent. On parle d’une grève par procuration tant les citoyens affichent leur soutien aux grévistes. On apporte des repas aux cheminot.e.s mobilisé.e.s et, non sans humour, on prend au mot le Premier ministre en lançant le « Juppéthon ». Objectif ? Atteindre les 2 millions de manifestant.e.s dans les rues, le seuil fixé par Alain Juppé lui-même et au-delà duquel il retirera son projet. Le basculement de l’opinion publique en faveur des grévistes devient le ciment du mouvement, la caution de sa pérennité.
« Le gouvernement a perdu tout le monde »
Loin d’être acquise, la convergence syndicale se réalise finalement sur les pavés parisiens, au départ du cortège du 28 novembre. Enveloppé dans son écharpe rouge, Marc Blondel accompagné de Louis Viannet, secrétaires généraux de FO et de la CGT, scellent par une poignée de main symbolique la convergence des deux centrales. Le sourire de Louis Viannet n’élude en rien le palier historique qui vient d’être atteint. 50 ans plus tôt, le schisme entre deux tendances militantes aboutissait à la création de FO, un véritable bouleversement du paysage social français. Les dissidents reprochaient alors la mainmise du Parti Communiste sur l’appareil syndical. 24 ans plus tard, FO et la CGT battent le pavé ensemble. La CFDT cheminots s’est également associée au préavis. Comme en 1995, le premier syndicat de France souffre de ses contradictions.
Laurent Berger le concède dans une interview accordée à LCI le 2 décembre dernier : « le gouvernement a perdu tout le monde ». S’il adhère au principe d’un système universel de retraite défendu par l’exécutif, il rejette « toute mesure d’âge » qui allongerait le temps de travail. Une position qui se heurte aux propos d’Edouard Philippe selon lequel « il faut dire aux Français qu’on va travailler plus longtemps ». En son temps, Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT en 1995, faisait déjà les frais de ses contradictions. Opposée au volet retraite du plan Juppé, elle soutient dans le même temps la réforme de l’assurance maladie. Un numéro d’équilibriste auquel goûtent peu les adhérent.e.s de sa propre centrale. Profitant de sa présence dans l’un des cortèges, plusieurs militant.e.s saisissent l’occasion pour lui faire savoir. Vivement interpellée, elle sera exfiltrée de la manifestation.
Outre une filiation politique revendiquée de longue date d’Edouard Philippe envers Alain Juppé, l’ancien adhérent LR souffre des mêmes maux que son aîné. Pour Magali Della Sudda, « sa légitimité est contestée », à l’instar du Premier ministre en 1995. « Cette réforme n’est pas massivement soutenue. C’est déjà un problème. Il peut ressortir clairement affaibli de cette séquence ».