Souriez, vous êtes jugés !

Des caméras dans les tribunaux, le débat ne date pas d’hier. Eric Dupont-Moretti, ministre de la Justice, souhaite autoriser cette pratique lors des audiences. D’ici deux jours, le texte sera envoyé au Conseil d’Etat pour recueillir son avis. Pour beaucoup d’observateurs de la justice, cette mesure comporte plusieurs risques. Des juristes décryptent pour nous les écueils posés par la captation vidéo des audiences.

Il est des mesures avortées qui reviennent, comme le relent des vagues sur la plage. C’est notamment le cas de la question de la retransmission vidéo des audiences. Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, entend ainsi, dans un futur proche, « ouvrir les audiences aux caméras » dans le but de « faire œuvre de pédagogie ».  

Pour Me Isabelle Desmoulins, le procès n’est pas le lieu adapté pour cela. « Le fait de filmer les procès ne permettra pas d’en apprendre davantage sur la justice. Je le vois avec des gens qui viennent régulièrement assister aux audiences, ils ne connaissent pas forcément mieux le fonctionnement de l’institution judiciaire » précise l’avocate au Barreau de Bordeaux.  « Si l’on veut faire œuvre de pédagogie, c’est au niveau éducatif, au niveau de l’école, qu’il faut agir » complète-t-elle.

Un point de vue partagé par Clara Carbonell, titulaire d’un Master en Droit pénal. « Je ne suis pas sûre qu’on comprendrait mieux la justice si elle était diffusée. On comprendrait mieux la justice si on étudiait les codes, les lois, son fonctionnement. Mais ce n’est pas le travail qui se fait dans un procès pour autant ».

Le risque d’une télé-réalité judiciaire

A fortiori, filmer les audiences pose aussi la question du sensationnalisme. « Certaines chaînes ou certains réseaux sociaux pourraient venir prendre uniquement les moments les plus spectaculaires par un prisme de sensationnalisme ou de volonté de faire du buzz » affirme Mathieu Delahousse, grand reporter pour L’Obs et spécialiste des affaires judiciaires, par ailleurs favorable à la captation vidéo des audiences dans les tribunaux.

Pour lui, si cette mesure pourrait servir l’intérêt des citoyens, il est nécessaire de prendre garde aux conséquences d’une telle captation. Si les caméras venaient à déplacer le lieu du débat judiciaire « en le mettant dans la rue, on y aura tous perdus ».

À ce titre, le pénal ne serait pas le seul domaine dont les audiences seraient retransmises. Le civil serait également concerné. « Je pense que les Français seront très intéressés de savoir comment se déroule une procédure de divorce », a déclaré en ce sens le ministre de la Justice.

« Si l’on doit retransmettre une audience comme une émission de télé-réalité, ce n’est pas possible » argue Me Desmoulins. Citant les Etats-Unis en exemple à éviter, la pénaliste dénonce la place de plus en plus prépondérante qui « risque d’être donnée à l’émotion », pas nécessairement utile pour le rendu d’une bonne justice.

Des pressions supplémentaires 

Autre difficulté à mesurer : la pression qui pourrait se rajouter sur les épaules des magistrats et des avocats. « Les avocats peuvent dans leur vie avoir affaire à des menaces s’ils défendent tel ou tel individu considéré comme indéfendable » énonce Maître Naomi Cazabonne-Pesse, elle aussi défavorable à une telle mesure.

Il en résulte, du fait de la diffusion nationale de l’audience, que ces menaces pourraient être « encore plus grandes » ajoute-t-elle, espérant par ailleurs que les avocats auront tout de même la possibilité de « refuser d’être filmés » s’ils ne souhaitent pas apparaître sur le petit écran dans une affaire, point qui reste encore à déterminer. 

Filmer, mais sous quel angle ? 

La manière de filmer est aussi à prendre en compte. Que va-t-on montrer ? Qu’est-ce que la caméra filmera ou ne filmera pas ? Le cadreur zoomera-t-il sur les gouttes de sueurs perlant sur le front d’un prévenu, signes d’une supposée culpabilité ?

Mathieu Delahousse, également auteur du reportage « Le prix de l’innocence » diffusé sur France 2 pour l’émission Envoyé spécial en mars 2019, s’est interrogé sur la question de la technique de captation. « J’ai été très marqué par la différence entre le procès auquel j’avais assisté dans la salle et le procès que j’observais au moment du montage. Selon qu’on focalise l’angle de la caméra sur les mains d’un prévenu plutôt que sur sa tête, on ne montre pas la même chose. Le public n’en tire pas les mêmes conclusions. »

La question des droits et libertés fondamentaux 

D’autre part, sur le plan des principes, la retransmission télévisée des audiences est aussi contestable. « Déjà qu’on a du mal à respecter la présomption d’innocence, si c’est diffusé, le principe sera d’autant plus atteint. Et le principe de respect de la vie privée, je n’en parle même pas » regrette Clara Carbonell. « C’est déjà très compliqué de retrouver du travail quand on a purgé sa peine mais si en plus toutes les entreprises de France connaissent ton nom et ta culpabilité, ça devient encore plus difficile » complète l’étudiante qui prépare l’examen du Barreau.

Enfin, d’un point de vue juridique : déjà refusée le 6 décembre 2019 par le Conseil constitutionnel, la captation télévisée des audiences pourrait se heurter à l’enjeu de la conformité à la Constitution. Le texte sera déposé dans deux jours entre les mains du Conseil d’Etat. Une première étape à franchir dans le parcours de cette proposition impulsée par un ministre déterminé à la faire aboutir.

Florian Mestres et Théo Putavy

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