Réforme de la SNCF : une presse divisée

Dans la presse, deux argumentaires. D’un côté, une nécessité de réformer un système de protection sociale qui coûte trop cher à l’Etat. De l’autre, le symbole d’un ras-le-bol contre les réformes d’Emmanuel Macron, qui va se généraliser.

Capture d’écran « Du bon usage de l’argent public », Le Figaro, édition du 16.03.18

Dans les colonnes du Figaro, on estime que la cause des cheminots n’est pas assez fédératrice. « Il faudra beaucoup de bonne volonté aux clients pris en otages dans la bataille du rail qui s’annonce pour soutenir cette cause 100% corporatiste », écrit Gaëtan de Capèle dans son édito. Le statut des cheminots, un vestige du XIXème siècle, où la pénibilité allait de pair avec le développement des trains à vapeur. « Tout est resté figé dans la glace », dénonce l’éditorialiste. « Du bon usage de l’argent public » est une fable dont la morale est sans appel. Oui à des dépenses publiques astronomiques, mais pas sans les innovations sociales et technologiques qui vont avec.

Le Point dégaine des chiffres, « parfois cruels ». 7,9 milliards de dettes pour les trains, 44,9 milliards d’euros de dettes pour les infrastructures. Une contre-performance cuisante. Et le magazine de pointer, infographie à l’appui, les gares sous-fréquentées, et un taux d’occupation des trains en-dessous de la barre des 50%. Les Décodeurs du Monde, eux, s’attaquent au financement du régime spécial de retraite des cheminots. Un coût total de 5,3 milliards d’euros en 2016, « que les cotisations ne suffisent plus à couvrir». 3,3 milliards d’euros compensés par l’Etat, « soit près de 60% du budget total dédié cette année-là aux onze régimes spéciaux. » De quoi renforcer l’image d’un statut de privilégiés chez une partie des Français.

Capture d’écran LePoint.fr

L’Obs s’interroge sur une « unité syndicale extrêmement fragile ». Les syndicats ont réussi à trouver un consensus sur la forme à donner au mouvement. Mais l’historien Stéphane Sirot décrit dans une interview au magazine un « paysage syndical » fragmenté. La CGT, le premier syndicat, fait face à la montée en puissance d’un syndicat réformiste, l’Unsa. Les deux peuvent éventuellement trouver un point d’entente face à un recul du gouvernement. Il n’en sera pas de même pour le troisième syndicat majoritaire, le SUD Rail, qui «n’hésitera sans doute pas à durcir sa position si le gouvernement ne recule pas suffisamment », selon Stéphane Sirot.

 

Retour en 1995 ? 

De l’autre côté du champ de bataille, celui des cheminots, pourrait se trouver l’opinion publique. Des citoyens, « très attachés à l’idée du service public », pour Grégoire Biseau. Car au-delà de la suppression du statut de cheminot, c’est la privatisation qui fait grincer des dents. « Là où l’affaire peut devenir très vite inflammable, c’est que cette réforme a les parfaits atours pour devenir un possible réceptacle de toutes les critiques du macronisme ambiant », écrit-t-il dans les colonnes de Libération. Retraités, étudiants, les mouvements qui agitent les rues ces derniers jours appellent à la convergence des luttes. « Le pays réel », comme l’écrit Guillaume Biseau, qui, passant de client à citoyen engagé, pourrait faire des cheminots le fer de lance d’un rassemblement plus large.

Capture d’écran Sud Ouest, édition du 16.03.18

Rassembler, le mouvement des cheminots l’a déjà fait, en 1995. Le journal « Sud Ouest » revient sur la mobilisation massive qui avait paralysé le pays pendant trois semaines. Le Premier ministre de l’époque, Alain Juppé, avait proposé d’aligner les retraites du secteur public, dont les régimes spéciaux, sur le régime du privé. Quelques jours plus tard, ni les trains ni les métros ne roulent. «Les usagers se débrouillent comme ils peuvent pour se déplacer et aller chaque jour au travail, mais ils restent finalement plutôt favorables au mouvement », écrit le journal.

Chloé Leprince, journaliste à France Culture, permet de replacer le débat sur le terrain de la philosophie. Si en 1995, l’opinion publique était globalement du côté des cheminots, on observait une rupture du côté des intellectuels. La bataille opposait alors Paul Ricoeur, régulièrement cité par Emmanuel Macron, à Pierre Bourdieu. Le premier avait signé l’Appel pour une réforme de fond de la sécurité sociale, le second, l’Appel des intellectuels en soutien des grévistes. « C’est une fracture politique que ces deux pétitions racontent », nous dit Chloé Leprince. Une fracture politique, qui nous permet de remettre en contexte la fracture sociale d’aujourd’hui.

Julianne Rabajoie-Kany 

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