Harcèlement de rue : comment allier sécurité et ville durable ?

Le chiffre du Haut conseil de l’égalité est sans appel : 100% des femmes ont été victimes de harcèlement dans les transports, au moins une fois dans leur vie. La voiture est, sans surprise, le moyen privilégié des femmes pour se déplacer. A l’heure où Bordeaux imagine la ville de demain avec le projet Bordeaux 2050, comment concilier ville durable et sécurité des femmes ?

« Après 23h, je prends toujours un Uber pour rentrer chez moi. Ma mère ne veut pas que je rentre toute seule, raconte Juliette, une Parisienne de 22 ans, étudiante à Bordeaux. Rentrer en Uber est une habitude que j’ai prise à Paris, mais je continue de le faire à Bordeaux. Ça coûte cher si on sort chaque week-end, mais on arrive à se débrouiller si on partage le trajet avec des amies ». Prendre le taxi serait le prix à payer pour que les femmes puissent rentrer chez elles en toute tranquillité. Une situation aberrante.

Laëtitia César-Franquet, docteure en sociologie, a tenté de quantifier le phénomène de harcèlement à Bordeaux. « J’avais repéré qu’il se passait quelque chose autour de la question du déplacement des femmes. Bordeaux Métropole a voulu creusé la question », explique-t-elle. De là sont nées deux études intitulées Femmes et déplacements et Femmes et mobilités urbaines, auxquelles la sociologue a participé.

Ces enquêtes ont fait ressortir une réalité connue des femmes : se déplacer en ville relève du parcours du combattant.

Les jeunes femmes adoptent des stratégies pour se déplacer : être accompagnée, éviter certains lieux considérés comme risqués, utiliser la voiture ou le vélo, plus rapide que la marche à pied et qui comporte moins de risque de se faire interpeller, ajuster sa tenue vestimentaire ou encore prendre deux paires de chaussures : des talons hauts pour la soirée et des baskets pour courir si besoin », liste la sociologue.

« Les femmes privilégient la voiture par crainte de subir du harcèlement », peut-on lire dans l’une des enquêtes.

 Des actions concrètes mises en place

Depuis, Bordeaux Métropole a pris conscience du problème et a commencé à mettre en place des actions, comme la création de cette application. « On a développé une application qui s’appelle Mon Chaperon. Elle sert à constituer des aires de rassemblement où les femmes peuvent se retrouver pour rentrer ensemble en fin de soirée », explique Géraldine Di Matteo, directrice adjointe à la direction de la multimodalité à Bordeaux Métropole.

En bus, un nouveau service, appelé « arrêt à la demande », est aussi en cours d’expérimentation : à partir de 22h, le bus s’arrête au plus près de chez vous. En amont, des nouvelles campagnes d’affichage contre le harcèlement devraient voir le jour et le personnel sera formé à l’aide aux victimes de harcèlement.

L’éradication de la voiture en centre-ville, devenue l’une des priorités de Bordeaux, fait craindre la quasi-suppression du seul mode de transport où les femmes se sentent encore libres de circuler. Au nom de la réduction de la pollution, les transports en commun sont de plus en plus plébiscités. Alors que Bordeaux Métropole a lancé son projet Bordeaux 2050 pour imaginer la ville de demain, le dilemme entre ville durable et sécurité des femmes s’impose.

 C’est bien beau de dire aux femmes de se déplacer à vélo mais quand tu transportes tes courses et tes enfants, ce n’est pas simple ! »
La docteure en sociologie s’indigne de cet acharnement hypocrite contre la voiture, qui s’oppose à la réalité du quotidien. « Et si on fait l’effort de laisser notre voiture dans un parking-relais et venir dans le centre-ville en tram, la Buttinière le soir, c’est pas glamour. Ce ne sont pas des espaces où les femmes ont envie d’aller le soir, c’est-à-dire isolés et mal éclairés », dénonce-t-elle.
La voiture électrique, solution miracle ou subterfuge ?

Pour bâtir une ville durable, d’autres inégalités entre les hommes et les femmes doivent être considérées. « Penser à une ville durable ne peut se faire qu’avec la prise en compte de ces inégalités. Outre l’inégal sentiment d’insécurité dans les transports, il y a aussi l’ inégale répartition des tâches. Les femmes n’ont pas les mêmes contraintes au quotidien que les hommes. 75% des aidants familiaux sont des femmes. Ce sont elles qui s’occupent d’amener les enfants au sport ou chez le médecin, elles aussi qui s’occupent des parents. La voiture est devenue un problème féminin. »

Conscient que la voiture relève d’un besoin pour certaines personnes, l’équipe de Bordeaux Métropole a imaginé plusieurs solutions. La plus simple : la voiture électrique. « Dans le cadre de la semaine des droits des femmes, on a réalisé une opération avec Renault pour prêter 10 Renault Zoé à des femmes pendant un mois. Mais si on les incite aussi à ne pas utiliser la voiture, ce n’est pas que pour la pollution, c’est pour ne pas encombrer la voirie publique. On les encourage à pratiquer du covoiturage, du vélo, de la marche à pied, à prendre le tram », explique Géraldine Di Matteo.

Mais le changement commence aussi par les petits détails. L’éclairage, la largeur des trottoirs, l’équipement dédié aux jeunes filles… L’équipe de Bordeaux Métropole réfléchit à ces aspects genrés de l’aménagement urbain. « Petit à petit, on espère que ces actions vont apporter des solutions. »

La directrice adjointe n’a pas indiqué si la problématique féminine sera intégrée dans le projet Bordeaux 2050. « L’aménagement urbain ne peut pas résoudre le problème de l’insécurité, qui est un problème de société, mais on essaie tout de même d’apporter une prise en compte des spécificités des femmes », souligne-t-elle.

Partager les voitures, opter pour les véhicules verts, utiliser son vélo… Laëtitia César-Franquet partage ses solutions. Mais pour elle, « la question du déplacement est aussi celle de l’éloignement. » Elle propose un questionnement écologique et original, aujourd’hui peu développé.

Et si on développait l’économie de proximité ? Télé-travail, marchés locaux, centre de loisirs proches… Au lieu de se dire : comment se déplacer de manière écologique, pourquoi ne pas se demander : comment ne pas se déplacer ? »

Toutes ses initiatives sont à saluer, mais une fois encore, les solutions imaginées détournent le problème : les violences faites aux femmes. Ce sont toujours à elles de se débrouiller pour contourner le danger. Et à Juliette de payer ses Uber.

Manon Pélissier

@Manon_Plsr

*Source des infographies : interviews réalisées par les sociologues Arnaud Alessandrin, Laëtitia César-Franquet et Johanna Dagorn, dans le cadre de l’enquête « Femmes et déplacements », d’après un échantillon de 5218 femmes bordelaises, entre avril et août 2016.

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